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Une chose nuirait à cet air de chevalerie que tant de voyageurs ont admiré chez les Circassiens : ils sont féroces et implacables. On cite pourtant plus d’un trait qui atteste chez eux des sentimens de douceur et une certaine gratitude. C’est un chirurgien militaire qui racontait le fait suivant à M. Wagner. Un jour, après une sanglante mêlée, au moment où les Russes, demeurés maîtres du champ de bataille, séparaient les blessés et les morts, on trouva sur un monceau de cadavres un vieux Tcherkesse encore vivant qu’un Cosaque déjà tenait couché en joue. Le chirurgien le sauve et l’emmène avec lui. C’était un mollah, vénéré pour sa vieillesse, sa bravoure et sa piété; on le nommait Arti-Mollah. Soigné par la femme de celui à qui il doit la vie, il se rétablit peu à peu. Cependant il était toujours faible; l’âge et les blessures lui laissaient à peine la liberté de se mouvoir, et quand il sortait de la maison de son bienfaiteur, les Cosaques, ne le considérant pas comme un prisonnier ordinaire, ne le surveillaient que de loin. Un matin, on le vit se traîner au bord du Kouban, où il avait coutume de se réchauffer au soleil; là, il pria quelque temps, puis tout à coup, s’élançant dans le fleuve et nageant d’un bras vigoureux, il aborda promptement à l’autre rive et disparut dans la montagne. Il y avait cinq ans que le chirurgien n’avait entendu parler d’Arti-Mollah, quand un jeune Tcherkesse vint le trouver à l’hôpital et le supplia de se rendre dans son aoul pour soigner son grand-père. Le chirurgien avait souvent de ces visites-là, et plus d’une fois, en effet, il était allé guérir des Tcherkesses dans leurs villages; on l’y recevait toujours avec une hospitalité empressée; ses malades le payaient avec du miel, du vin, des fruits, des provisions de toute sorte, jamais avec de l’argent : les Tcherkesses, comme les Cosaques, aiment à entasser les ducats et les roubles. Le chirurgien, trop occupé ce jour-là, refuse d’aller où on l’appelle. Le jeune Tcherkesse insiste; il supplie, il conjure, et, voyant que ses prières sont vaines, il tire de sa poche une poignée de roubles qu’il fait briller comme un irrésistible appât aux yeux du Russe. Cette étrange insistance, ces argumens inaccoutumés, piquent la curiosité du chirurgien. Il fait seller son cheval, et, accompagné d’un soldat cosaque, il part avec le jeune homme.

La route était longue; déjà le Cosaque s’inquiétait, et le chirurgien lui-même, malgré l’air de sincérité qui l’avait ému chez le jeune Circassien, commençait à lui adresser des reproches : « Prends mon pistolet, lui dit le jeune homme en lui tendant ses armes, et au premier signe de la trahison que tu redoutes, tue-moi. » Ils arrivent enfin. Introduit dans la maison du prétendu malade, le chirurgien aperçoit sur un banc, auprès d’un feu de charbon, un vieillard qui se lève à sa vue, et, mettant ses deux mains sur son cœur d’une