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encore avec la jeune fille aux cornes de génisse : « Où suis-je ? chez quel peuple ? Quel est ce captif que j’aperçois enchaîné à ces rocs ? » Ces rocs, où le titan vaincu continuait de braver Jupiter et prophétisait sa ruine, ces gorges et ces défilés formidables, où le prophète Shamyl tient la puissance russe en échec, sont demeurés la plus mystérieuse contrée de la vieille Europe.

Il est peu de questions aussi compliquées que les questions du Caucase ; des intérêts de toute sorte se croisent pour l’Européen autour de ces forteresses naturelles qui séparent les steppes de l’Occident des plaines les plus fortunées de l’Asie. Ce sont d’abord les plus curieux problèmes de l’histoire des races humaines. À quelle souche appartiennent ces peuplades innombrables ? À quelle famille de langues faut-il rapporter ces idiomes qui changent de tribus à tribus ? Parmi ces peuples si différens de type et de langage, en est-il qui remontent, comme on l’affirme, aux premiers jours du monde ? en est-il d’autres qui aient fait partie des invasions barbares des IVe et Ve siècles, et qui, depuis Attila, soient restés dans les belles vallées du Térek, au pied de ces grands monts, où des luttes séculaires les ont repoussés aujourd’hui ? Tous ces points ont provoqué les plus courageuses explorations. Il y a en Danemark depuis la fin du dernier siècle, surtout depuis les travaux de ce Frédéric Suhm à qui Herder exprimait en de si nobles termes la reconnaissance du monde savant, toute une vaste expédition qui poursuit partout la trace des barbares, et jamais, on doit le dire, les origines orientales et Scandinaves de notre moderne Europe n’ont été étudiées avec une plus féconde ardeur. Tout cela n’est rien cependant à côté de l’intérêt que présentent les explorations du Caucase. Si les conjectures des savans ne sont pas de vaines chimères, ce ne sont pas des traces douteuses et des vestiges à demi effacés, ce sont les barbares eux-mêmes, ce sont les héritiers encore vivans de l’arrière-garde d’Attila, que la montagne abrite depuis quinze cents ans dans ses vastes refuges, depuis la Mer-Noire jusqu’à la mer Caspienne. C’est là ce que Saint-Martin et Sylvestre de Sacy, Klaproth et Dubois de Poméreux, l’Anglais Stanislas Bell, l’Allemand Eichwald, le Russe Potocki, le Polonais Bronewsky, l’Arménien d’Ohsson et bien d’autres encore ont cherché dans l’isthme caucasien et dans les contrées qui s’y rattachent. Le grand ethnographe du Caucase, Guldenstaedt, leur avait frayé la voie dès le milieu du siècle dernier, et depuis lors toutes les difficultés de l’entreprise n’ont fait qu’aiguillonner l’ardeur et la curiosité de la science.

Ce n’est pas tout : cette contrée, qui offre de si riches problèmes aux érudits, attire aussi l’attention de l’Europe par l’émouvant spectacle de ses destinées présentes. Dans sa route vers l’orient, la