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longtemps vidé. Ce n’est plus gracieux, ni profond; c’est grotesque, bizarre, amusant, et ces Vieux oracles de la sagesse ne sont plus que des contes à dormir debout et des rêveries chimériques. Les petits Yankees qui liront ces récits pleins d’humour (l’humour, la chose la plus contraire au génie de ces fables !) île verront dans les aventures de ces dieux et de ces héros rien d’héroïque ni de vertueux. Tel est le sort des choses humaines : ces belles fables pleines d’un sens si profond, exprimé sous des formes si parfaites, sont aujourd’hui le délassement des enfans, et, après avoir servi de culte et de religion, elles servent aujourd’hui de jouets et de poupées.

Mentionnons encore, parmi les récentes productions de l’Amérique, un livre intitulé Légendes de l’Ouest, où l’auteur, M. Hall, a raconté les scènes de la vie des colons de l’ouest au commencement de ce siècle. « Il y a trente ans à peine, et tout est changé ! des villes sont là où était la solitude, des bateaux à vapeur courent sur les eaux naguère libres des grands fleuves, des rail-ways traversent les déserts jadis immaculés. » Oui, tout change; mais pour l’heureuse Amérique le changement, c’est la vie qui se multiplie, la population qui se presse, les arts qui naissent, et la civilisation qui commence.

Ces germes, ces commencemens, ces essais de civilisation, nous les trouvons très heureusement racontés dans un récit de voyage récemment publié par une Suédoise célèbre. Mlle Frederika Bremer; son livre est un des plus intéressans que nous ayons lus depuis longtemps sur cet inépuisable sujet des États-Unis. Grâce à sa condition et surtout à son sexe. Mlle Bremer n’a vu et n’a pu voir que le beau côté de cette société; il lui était naturellement interdit de se mêler à la vie populaire, d’habiter longtemps avec les émigrans, les esclaves ou les Indiens, de s’égarer, une carabine sur l’épaule, dans les prairies de l’ouest, et de mener la vie sauvage et aventureuse. Elle ne pouvait voir que des classes cultivées et civilisées, des clergymen, des poètes, des écrivains, des gens de bonne société; elle ne pouvait passer que dans certains lieux, des bibliothèques, des salons. C’est ce monde restreint de la haute société américaine que Mlle Bremer nous décrit surtout dans ses trois volumes intitulés : Foyers domestiques du Nouveau-Monde[1], titre parfaitement choisi; car son livre n’est guère qu’un voyage autour des coins du feu de quelques notables familles américaines : seulement elle a vu tout ce que ce monde restreint pouvait lui montrer. Son livre est surtout plein de renseignemens sur la société littéraire, et principalement sur ce groupe d’écrivains distingués et singuliers qui habite le Massachusetts. Mlle Bremer est le premier voyageur qui nous ait donné autant de renseignemens sur le philosophe Emerson. Sa belle figure, sa gravité gracieuse, son air aristocratique, le mélange de gravité et de froideur qui le caractérise, nous sont minutieusement décrits, à contre-cœur souvent, dirait-on, et comme par quelqu’un qui s’est senti dominé et qui a fait sous ses efforts pour s’en défendre. Après lui apparaissent successivement M. Alcott, l’utopiste platonicien, le prédicateur de l’hygiène pythagoricienne, le rêveur le plus bizarre que les États-Unis aient encore produit; Théodore Parker, le prédicateur dont le christianisme par trop philosophique est loin de plaire à Mlle Bremer, très

  1. 3 vol. in-8o, à, Londres, Arthur Hall.