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était emporté comme un soldat frappé sur le champ de bataille de la pensée. Dans les derniers temps qu’il passait à Vich, ne pouvant rien faire, n’ayant plus qu’à s’acheminer vers sa fin, il retrouvait encore de ces élans mystérieux vers l’infini que son âme nourrissait même dans la chaleur des luttes politiques. Il s’était placé dans une maison amie d’où son regard pouvait embrasser un vaste horizon. Du balcon de sa chambre, il voyait la rivière du Meder couler presqu’à ses pieds, la campagne de Vich dérouler ses tableaux, et se dresser au loin les sommets gigantesques du Monseny et du Tangamanent. Parfois il s’oubliait à contempler religieusement ce spectacle. « Que les athées viennent ici, disait-il, et devant ces merveilles ils ne seront plus athées, ils se retireront croyans! » C’est dans ces impressions, au milieu de toutes les pratiques religieuses et de la prière, que Balmès s’éteignait peu à peu et achevait de mourir le 9 juillet 1848. Par une rencontre singulière et mystérieuse, il mourait au moment même où venait de se poser loin de lui, parmi nous et sous sa forme la plus terrible, cette grande et suprême alternative que sa pensée avait entrevue : l’obligation de la loi religieuse et morale, ou la nécessité de la force ! Le combat de juin venait de finir. Il ne faut point s’étonner que la mémoire de l’auteur du Protestantisme ait été l’objet d’honneurs exceptionnels au-delà des Pyrénées, que son oraison funèbre ait trouvé place dans les églises, que son pays natal lui ait érigé des monumens : c’était un grand esprit qui s’éclipsait, laissant un de ces vides qui ne se comblent pas.

Balmès est mort depuis cinq ans déjà. Bien des événemens se sont déroulés dans cet intervalle; bien des situations et des gouvernemens ont eu le temps de se transformer plusieurs fois. L’extérieur du monde en quelque sorte a changé. Au fond, les problèmes sont restés les mêmes à travers toute cette confusion contemporaine; ils sont les mêmes pour l’Espagne comme pour l’ensemble de l’Europe. Par la puissance d’une tradition respectée, la Péninsule garde toujours une force secrète de préservation contre l’excès possible des turbulences révolutionnaires; par l’esprit nouveau qui a plané sur le berceau de sa royauté rajeunie, elle est garantie de l’absolutisme, non peut-être de l’absolutisme comme fait passager et accidentel, mais de l’absolutisme comme institution. On peut multiplier les essais, tenter toutes les combinaisons : en définitive, ce double caractère prévaudra dans ce qu’il a d’élevé et de juste, parce qu’il est la loi du développement contemporain de la Péninsule, et il n’y a que la monarchie actuelle qui puisse résoudre ce problème épineux de la conciliation des besoins, des instincts modernes de la société espagnole, avec ses traditions politiques, religieuses et morales.

Quant à l’Europe dans son ensemble, bien plus que l’Espagne, depuis cinq ans, elle a subi d’étranges reviremens : elle a traversé