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heures fugitives, pleines d’enthousiasme et d’espérances, je ne les apercevais plus que comme un rêve presque évanoui à travers la vapeur des années, et cet arbre que j’arrosais de mes larmes était resté le seul témoin de mes premières souffrances, le seul confident de mes premières joies. Je n’aspirais plus qu’à revenir chercher le repos sous son feuillage, après l’accomplissement de la sainte tâche que j’allais commencer si tard.

Le lendemain, je pris tristement le bâton du pèlerin et une besace, avec quelques hardes et un peu d’argent; puis je me mis en route, confiant à des gardiens dévoués la maison paternelle. A Twer, je rencontrai quelques compagnons. Avec l’aide de Dieu, j’arrivai ici non-seulement saine et sauve, mais avec une santé raffermie. Prosternée devant la place où s’élevait jadis la sainte croix, je pus m’écrier du fond de ma conscience : « Père, ta volonté a été faite, tes commandemens ont été accomplis. »

Telle est mon histoire, maîtresse. Si elle t’a paru longue, rappelle-toi que tu m’as ordonné de ne t’épargner aucun détail. C’est comme une confession que j’ai faite devant l’emblème de notre salut, et je te remercie de l’avoir provoquée. Maintenant descendons à l’église, car j’entends frapper[1] les matines.

Nous nous embrassâmes en silence et nous descendîmes les degrés du Calvaire, appuyées l’une sur l’autre. Je m’arrêtai sur le dernier degré. — Où te retrouverai-je, Xenia Damianowna? demandai-je à la paysanne.

— Je vais demain à Bethléem, me dit-elle, et je ne sais quand je serai de retour. Crois-moi, maîtresse mon amie, ne nous cherchons pas sur cette terre, ajouta Xenia en fixant sur moi son regard serein et en me souriant de son doux sourire.

— C’est bon, lui répondis-je ; mais promets-moi de penser quelquefois à la nuit que nous venons de passer ici.

— Je te le promets, maîtresse, reprit la paysanne avec sa voix lente et grave : ne l’oublie pas non plus, et puisse ce souvenir nous rapprocher dans la céleste Jérusalem, dont celle-ci n’est que le reflet !

Ce furent ses paroles d’adieu. En entrant à l’église, elle se mêla à la foule des pèlerins, tandis que je me faisais conduire par un guide à la place qui m’était réservée. Après la messe, je cherchai des yeux la paysanne de Twer; elle avait disparu, mais le secret de sa vie restait confié à ma mémoire, et cette courageuse femme, que je n’espérais plus revoir, m’apparaissait comme une touchante personnification des instincts religieux de mon pays.


E. DE BAGREEFF-SPERANSKI.

  1. Dans tous les états musulmans, ce sont des espèces de marteaux de bois qui remplacent les cloches.