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exactement les paroles que je viens de dire, comme celles que je vais prononcer, sans rien y ajouter, ni rien omettre. Avant que je me décide, il faut qu’lwan Matwéich m’accorde un entretien œil à œil[1], comme on dit, car j’ai à l’entretenir de choses graves. J’ai des conditions irrévocables à poser. Mon frère et sa femme ne seront de retour que le samedi de la première semaine du carême; qu’il vienne d’ici là, et peut-être pourrons-nous nous entendre.

Pendant ce discours si positif, et auquel son expérience des jeunes filles muettes et rougissantes l’avait si peu habituée[2], car tu sais que dans nos villages les jeunes filles n’ont pas de voix devant les étrangers et ne murmurent les confidences de leur cœur qu’aux oreilles de leurs mères; pendant ce discours, dis-je, la swacha me regardait la bouche béante. Ma pauvre mère était pâle et tremblante de tous ses membres; elle joignait les mains, faisait le signe de la croix, et s’écria quand j’eus fini :

— Ma fille, mon enfant chérie, tu rejettes ton bonheur, tu le foules aux pieds, tu tentes Dieu en refusant ainsi ses dons les plus précieux! Quand donc une jeune fille sans dot a-t-elle fait jamais des conditions à son prétendu? Quand donc une jeune fille modeste et réservée a-t-elle voulu entretenir un homme sans témoins? Seigneur mon Dieu, tu perds la tête !

— Laisse-la, commère, reprit la swacha; elle a peut-être raison. Ivan Matwéich est un homme entre mille, comme ta fille aussi n’est pas une fille à la douzaine. Je lui promets de lui rendre sa réponse mot pour mot. Sainte Vierge ! ce sont de ces discours qu’on entend rarement dans la vie et qu’on n’oublie pas, quand même on aurait uge plus mauvaise mémoire qu’une honnête swacha ne doit l’avoir.

— C’est cela même, ma chère commère, repris-je. Iwan Matwéich

  1. Expression usitée en Russie pour dire en tête-à-tête.
  2. La retenue des jeunes filles est extrême en Russie; on dit d’elles que leurs oreilles doivent être bouchées avec de l’or, car elles sont censées ne rien entendre ni rien comprendre de ce qui pourrait ternir leur pureté virginale. En général, l’existence des femmes dans les parties de la Russie où les mœurs nationales se conservent encore est tout exceptionnelle. Ce n’est nullement celle des femmes de l’Orient; elles ne sont ni voilées, ni espionnées, ni gardées par des eunuques dans des harems : c’est plutôt celle des femmes de l’ancienne Grèce. Le terem qu’habitent les femmes des poyards et la swelelka des filles dans les maisons des villageois aisés me paraissent correspondre aux gynécées grecs. Les femmes, très respectées en Russie d’ailleurs, consultées dans toutes les affaires de famille, ont, d’après nos lois, les mêmes privilèges que les hommes; plusieurs d’entre elles ont même été élues posadnitza, titre qui correspond à celui de bourgmestre, et cependant elles se tiennent tout à fait à l’écart dans la vie ordinaire de la famille, ne mangeant même pas à leur propre table, quand des étrangers s’y trouvent. Elles ne se fréquentent qu’entre elles, et il fallut un décret de Pierre le Grand pour les obliger à se mêler aux hommes dans les réunions qu’il appelait assemblées, et qu’il forçait ses nobles à donner dans sa capitale naissante de Saint-Pétersbourg.