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dans notre demeure. La nouvelle mariée, née et élevée dans une ville, ne pouvait se faire à la vie monotone de notre village. Plutôt que de s’accoutumer à l’isolement, elle préféra se créer des relations vulgaires, où elle porta cette habitude, ce goût du dénigrement propres à quelques personnes disgraciées de la nature. Toute la maison eut bientôt à souffrir des caprices de cette femme impérieuse. Mon frère n’avait plus d’autre volonté que la sienne. Ma vieille mère pétrissait le pain, faisait la cuisine, surveillait la laiterie, pendant que la nouvelle mariée passait ses jours dans l’indolence et l’oisiveté. Moi seule je savais résister à cette femme, qui prétendait s’ériger en maîtresse dans les lieux consacrés pour moi par tant de chers souvenirs; mais le soir, quand je me retrouvais seule avec ma mère brisée de fatigue, je perdais moi-même toute énergie, et nous pleurions ensemble. Nous nous rappelions avec regret les années déjà éloignées où la maison prospérait, grâce à notre commune sollicitude; nous regrettions plus vivement même les journées si tristes qui avaient suivi la mort de mon père, et où nous pouvions encore travailler en liberté. Nous étions comme ceux qui, en hiver, se rappellent avec plus de charme les journées de l’automne que celles du printemps ou de l’été. Quand l’ouragan siffle et que la neige tombe, avec quel étrange plaisir ne se reporte-t-on pas vers ces jours paisibles et brumeux, où l’on suivait des yeux sur le ciel gris le passage des oiseaux voyageurs, où les bêlemens des troupeaux dans les prés fauchés et le frôlement des dernières feuilles nous attristaient comme les derniers adieux d’un ami! Et ne préfère-t-on pas souvent ces journées calmes et mélancoliques à leurs compagnes pleines de soleil, de verdure et de fleurs?

Quand vint la semaine du carnaval, mon frère et sa femme allèrent la passer à Twer. Je me trouvai enfin seule vis-à-vis de ma mère, et j’exigeai qu’elle consacrât ce court délai à réparer ses forces. Vers les derniers jours même de cette semaine, un incident bien imprévu vint m’annoncer une vie nouvelle. L’ne commère se présenta chez nous de la part du riche marchand avec lequel mon père avait parlé de mariage. Iwan Matwéich, c’était le nom du marchand, la chargeait de me demander pour femme. La swacha ou déléguée d’Iwan avait une faconde intarissable. Mon prédestiné était riche, il était généreux, il n’était pas aussi vieux qu’il en avait l’air, et quand il mettrait son nouveau cafetan, sa belle ceinture et son bonnet neuf en zibeline, il serait tout à fait bien. A la vérité, il était veuf; mais sa femme était morte depuis longtemps, et ses fils étaient tous établis dans des villes lointaines. «Quels beaux cadeaux, ajoutait-elle en s’adressant à ma mère, ta fille recevra de son fiancé! Colliers de perles fines, boucles d’oreilles d’émeraude, beaux sarafanes en riches