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viendra s’établir avec sa femme dans cette maison, qui deviendra la sienne. Ton frère a échangé en connaissance de cause sa liberté, sa jeunesse et son avenir contre la dot d’une personne difforme et âgée. Il me semble que ta mère et toi, vous ne vous trouverez pas bien sous le toit d’un pareil ménage. J’ai ordonné cependant que ta chambre restât entièrement à ta disposition jusqu’au jour de ton mariage. Je t’ai encore légué mes livres et mes manuscrits. C’est bien peu de chose, ma pauvre enfant, mais c’est tout ce que les dissipations de ton frère m’ont laissé. Je ne te prescris, je ne te conseille rien. Agis selon les conseils de ton cœur et de ta sagesse. Seulement rappelle-toi que je remets le sort de ta mère entre tes mains; c’est un legs aussi, un legs solennel que je te fais devant Dieu.

Je ne répondis à mon père qu’en promettant de lui dévouer mon existence. Cet entretien me laissa énergiquement résolue à vaincre mes habitudes de rêverie pour accepter la nécessité du travail. Il ne s’agissait plus de trousseau à faire, mais de pain à gagner. Il fallait remplacer ma mère fatiguée, tout en veillant à la santé de plus en plus affaiblie de mon père. Ma seule force au milieu de ce labeur incessant, c’était la pensée de mon pèlerinage à Jérusalem.

Le triste jour où je devais me trouver seule avec ma mère, où l’heure d’accomplir la dernière volonté paternelle allait sonner, ce jour arriva enfin. C’était le 1er novembre. Mon père s’éteignit doucement entre nos bras, sous le filleul du jardin, comme un voyageur fatigué qui s’endort à la fin d’une chaude journée. Dès le lendemain de cette mort du juste, mon frère arriva. Sa douleur fut plus bruyante que la nôtre. Il criait, il hurlait, il se roulait dans la poussière; mais cet accès dura peu, et il ne tarda pas à se montrer entièrement consolé. Il partit à la hâte après les funérailles, emportant avec lui tout ce qu’il pouvait convertir en argent, et nous laissant, ma mère et moi, à notre désolation. Quand je fus seule, j’allai me prosterner devant les saints de mon kivott, et je renouvelai là le serment que j’avais fait quelques mois auparavant, ce serment auquel mon père s’était associé une première fois sur la terre, auquel il s’associa de nouveau dans le ciel.

Une vie de travail commença dès lors pour nous. Je me mis à mon métier, afin d’amasser quelques épargnes pour les jours noirs[1]. Vous autres riches, vous ne savez pas de quelle consolation le travail nous est à nous autres pauvres. Nous traversâmes ainsi moins péniblement nos premiers mois de solitude. A l’époque des fêtes de Noël et de l’Epiphanie, mon frère arriva avec sa femme, et vint s’établir

  1. Ce sont les jours néfastes des anciens. Il y a des jours voués en Russie au dieu de la lumière, comme d’autres le sont à l’esprit des ténèbres; le jour malheureux du Russe est le lundi.