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miraculeuse vint m’arrêter enfin sur cette route qui me menait à la mort.

Le jour de l’Annonciation, après la messe, quand déjà ma mère se préparait à servir le repas de midi, la porte de la chambre où nous étions s’ouvrit, et un moine entra. Il se prosterna devant les saintes images, puis, se relevant, il appela mon père par son nom. Celui-ci reconnut en lui un ancien camarade d’études et son meilleur ami, qui, au sortir du séminaire, était entré dans un couvent des environs et y menait une sainte vie. Après les salutations d’usage, les deux amis se mirent à table, et ma mère s’empressa de les servir. Moi, de mon coin, je regardais le père Grégoire (c’était le nom du religieux) avec une attention que de longtemps je n’avais prêtée à personne. De son côté, le moine fixait sur moi un regard clair et profond. Au bout de quelques instans, il demanda à mon père si j’étais malade. — Sa pâleur est singulière, dit-il, et son regard est plus étrange encore. Son âme doit souffrir plus que son corps.

Mon père soupira et lui demanda, comme pour changer la conversation, d’où il venait.

— Directement de Jérusalem, répondit le moine, et ses yeux me cherchèrent de nouveau.

J’avais tressailli de tout mon corps à ce nom de Jérusalem.

— Je me suis détourné du chemin qui mène à mon couvent, continua le moine, pour venir te voir, Damian Alexiewich, mon excellent ami. Outre le besoin que j’avais de t’embrasser encore une fois dans cette vie, un secret pressentiment, que je tiens pour la voix de mon ange gardien, me disait que je pouvais être utile ici.

Et de nouveau le regard du moine se fixa sur moi. Involontairement je me levai et vins m’asseoir près de mon père. Le moine alors se mit à nous raconter son voyage en Palestine et les merveilles de cette terre promise, qu’il avait parcourue pendant une année dans toute son étendue. Sa parole, grave et simple, était d’une douceur pénétrante. À mesure qu’il avançait dans son récit, je paraissais renaître à l’existence, mes angoisses s’apaisaient, et un attendrissement sans bornes me gagnait insensiblement. Quand il nous parla du Saint-Sépulcre, mes yeux, si longtemps secs, se remplirent de larmes, — Voilà ma maladie, m’écriai-je, voilà le désir qui m’obsède, qui me brûle, et que mon cœur ne savait pas reconnaître ! Ce saint homme lui a donné un nom. Je me sens guérie. Je veux aller à Jérusalem, je veux me prosterner devant le Saint-Sépulcre, je veux adorer le Seigneur aux lieux de sa passion.

Et en parlant ainsi, j’étais tombée à genoux sur le plancher. Le père Grégoire avait posé sa main sur ma tête et priait. Ma mère m’embrassait, se félicitant de me voir enfin revenue à la vie. Ensuite, se prosternant devant le père Grégoire, elle le remercia d’avoir