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les feux étincelantes se plonger dans l’herbe épaisse et les grandes meules à l’odeur pénétrante s’élever bruyamment sous la fourche des travailleurs. Ensuite venait l’automne, et les gazons jaunissans se transformaient en pâturages. Nous regardions nos beaux troupeaux brouter l’herbe, déjà rare, au milieu d’un silence que troublait seul le bruit de leurs clochettes harmonieuses. Mon père jouissait profondément de ces heures tranquilles du soir, et moi, penchée sur mon ouvrage, j’écoutais dans un recueillement religieux les sages paroles qui tombaient de ses lèvres. Toutes les harmonies, tous les spectacles de la nature, il savait les rapporter à la gloire, à la sagesse, à la providence de Dieu. Quand la nuit commençait enfin à étendre sur nous la sombre magnificence de sa tente étoilée, il résumait notre entretien par quelque verset des psaumes, et, appuyés l’un sur l’autre, nous regagnions doucement la maison.

Dans les longues soirées d’hiver, quand la prairie était couverte de neige jusqu’au sommet des meules, quand la lune argentait les glaçons suspendus à notre toit, et qu’un morne silence régnait dans la campagne, nous jouissions de la chaleur du foyer, auprès duquel ma mère filait sa quenouille en chantant quelque longue et mélancolique complainte. Mon père profitait de ces soirées pour m’apprendre à lire non-seulement l’idiome de l’église, mais aussi le russe vulgaire. Bientôt je pus venir en aide à sa vue affaiblie, et même ma mère écoutait avec plaisir les lectures que je lui faisais. Pourtant elle voyait avec peine mon père fortifier mon instruction au-delà de ce qui semblait convenir à une ménagère. Quand il en vint à me donner des leçons d’écriture et d’arithmétique, elle s’échappa en naïfs reproches: « C’est tenter Dieu, maître! s’écria-t-elle. Cette timide enfant, modeste comme une fleur des champs, diligente comme le ver à soie, cette blanche colombe, tranquille comme si elle couvait