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pour avoir méconnu cette loi suprême, cette nécessité impérieuse, que l’école dramatique de la restauration est aujourd’hui condamnée à subir l’indifférence. Elle n’a pas voulu tenir compte des procédés constans de l’intelligence, et s’est attribué le droit d’inventer sans avoir réuni les élémens de l’invention. Une tentative aussi insensée, aussi arrogante n’allait pas à moins qu’à changer la nature humaine, et l’échec n’était pas difficile à prévoir. Si la mémoire en effet diffère profondément de l’imagination, l’imagination n’est jamais féconde quand la mémoire est déserte. Si cette affirmation n’était pas acceptée avec empressement par tous les bons esprits en raison même de l’évidence attachée à chacun de ses termes, j’invoquerais l’histoire entière de la pensée humaine; je montrerais tous les poètes dramatiques préparés à l’invention par l’étude de l’histoire, par les voyages, par la pratique de la vie, c’est-à-dire prenant possession de la réalité avant d’essayer de la transformer, de l’idéaliser. A cet égard, les témoignages sont si nombreux, que j’aurais l’embarras du choix.

Les poètes, une fois résignés à l’étude de l’histoire, auront fait un grand pas vers la vérité. Cependant leur tâche préliminaire ne finit pas là. Avant d’aborder la poésie proprement dite, il leur faut accepter une épreuve nouvelle : je veux parler de la réflexion. Le souvenir des faits ne suffit pas; l’histoire sans le secours de la philosophie n’offre à l’imagination qu’un thème obscur. C’est à la philosophie qu’il appartient de dégager l’idée représentée par le fait. Je sais que les poètes dédaignent généralement la philosophie aussi bien que l’histoire, qu’ils voient dans la réflexion comme dans la mémoire des béquilles utiles tout au plus aux petits esprits, et cependant je ne crois pas abuser de l’évidence en insistant sur l’importance de la réflexion; car il est hors de doute que la vérité humaine a manqué à l’école dramatique de la restauration aussi bien que la réalité historique. Les passions ne se devinent pas plus que les faits : pour les peindre, il faut les avoir senties ou contemplées; il faut avoir soumis à l’analyse, c’est-à-dire à la réflexion, ses souffrances personnelles ou les souffrances d’autrui. Les poètes de notre temps, lors même qu’ils nous annoncent la peinture de la vie moderne, repoussent avec un égal dédain la philosophie et l’histoire. Ils croiraient déroger en étudiant le passé; le deviner, à la bonne heure ! c’est une besogne à leur taille, une entreprise digne de leur génie. Méditer sur les faits accomplis, sur l’origine et le développement des passions, fi donc! pour qui les prenez-vous? Sans doute pour des hommes ordinaires, obligés d’ouvrir les yeux pour saisir la forme et la couleur des choses : de telles conditions ne sont pas faites pour les intelligences privilégiées! Écoutez-les parler entre eux, lorsqu’ils ne redoutent pas les oreilles indiscrètes; recueillez ce qu’ils pensent d’eux-mêmes ; ils savent dès qu’ils veulent savoir, ils voient sans regarder,