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Dès les premiers mots qu’avait proférés le prêtre, ma mère s’était découvert le visage; elle avait écouté son discours avec recueillement. — J’ai voulu, dit-elle, lui appartenir dans la prospérité; je ne reculerai pas devant la crainte de l’adversité. Dieu, qui a voulu permettre à ce grand malheur de l’atteindre, m’a aussi inspiré de ne jamais l’abandonner. Puisque tu le veux bien, mon père, puisque tu y consens, ma mère, je jure ici en votre présence de n’être jamais qu’à lui ou à Jésus-Christ.

— Que ta volonté soit donc faite, — répondirent les parens. Et les jeunes gens tombèrent prosternés à leurs pieds. Les images du Sauveur et de sa sainte Mère furent ensuite détachées du kivott[1], où elles étaient suspendues, et devant ces saintes images mon père et ma mère furent solennellement bénis et déclarés fiancés. On discuta ensuite les projets d’établissement pour l’avenir. La proposition du vieux prêtre fut adoptée. On acheta avec la dot de la jeune femme la maison qu’il avait désignée à Welikopolje. Quinze jours plus tard, cette maison recevait les époux, qui devaient y passer de longs jours tantôt de joie, tantôt d’affliction, mais toujours de paix et d’amour.

Ici Xenia s’arrêta encore. — Vraiment, maîtresse, je crains d’avoir pris mon récit de trop haut; ce que j’ai à te raconter, ce sont de bien longues années encore. Voudras-tu t’intéresser à mes souvenirs?

J’encourageai encore la paysanne à ne rien oublier, à ne négliger aucun de ces détails qui me rappelaient si vivement les mœurs simples et patriarcales d’une des régions les plus intéressantes de la Russie. Xenia Damianowna reprit donc avec plus de confiance son récit interrompu.

— Tout le monde respectait et aimait mon père. Il tenait une école pour les enfans du village. Notre maison étant trop petite, c’est dans une chaumière voisine qu’il l’avait établie. L’école fut bientôt si renommée, que les paysans des environs et même des propriétaires fort aisés demandaient à y envoyer leurs enfans. Bien des grands seigneurs haut placés à Saint-Pétersbourg et à Moscou doivent au pauvre diatchok de Welikopolje l’instruction qui a facilité leur avancement. Les riches payaient le diatchok en argent ou en provisions de tout genre; le surplus servait à défrayer les écoliers pauvres. C’étaient d’heureux jours que ces jours d’aisance et de bien-être. Le vieux prêtre était mort. Mon père put bientôt renoncer à sa place de diatchok et se vouer exclusivement à son école. Un garçon de ferme

  1. Kivott, petite armoire plus ou moins ornée où sont suspendues les saintes images; une lampe brûle perpétuellement devant le kivor. Chaque personne, même de la classe élevée, tient à se former un kivott et à l’enrichir. C’est l’oratoire du culte grec.