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ce cas, voici ce que je te propose. Le diatchok de mon église vient de mourir; sa veuve veut retourner dans son pays et vend sa maison que tu peux voir d’ici, une habitation à trois fenêtres avec des volets verts, un jardin considérable, des champs et des prairies. Si tu épouses ta prédestinée, je t’engage à acheter ce coin de terre qui t’occupera et te fera vivre, et je t’offre en outre la place de diatchok qui est à ma disposition. Certainement, comme maître de théologie, tu occuperais un rang plus élevé dans le monde; mais crois-moi, mon fils, le repos des champs te vaudra mieux que les honneurs mondains. Suis mon conseil, et si tu le trouves bon, tu peux disposer de moi. Je ferai tes affaires comme si c’étaient les miennes.

Mon père remercia l’excellent prêtre et promit de ne pas négliger ses avis. Il repartit, décidé à se faire moine, si ma mère lui rendait sa parole. Enfin la charrette s’arrêta devant la maison de la prédestinée. En voyant mon père en descendre à l’aide d’une béquille, ma mère fondit en larmes et s’enfuit au jardin. L’arrivée du jeune séminariste n’était cependant pas une surprise : il avait écrit aux parens de la jeune fille pour leur annoncer le malheur qui l’avait frappé et le projet qui en était la conséquence. Les parens le reçurent gravement et affectueusement. Après la prière et les salutations d’usage, le séminariste leur dit que, la main de Dieu s’étant appesantie sur lui, il ne lui convenait plus à lui, pauvre estropié, de prétendre à la main de leur fille. — Tu as bien fait, répondit le père, de nous avoir rendu la parole que nous t’avions donnée; tu as d’autant mieux fait, que nous sommes des gens de l’ancien temps qui croient que « la honte est le partage de celui qui manque à sa parole[1]. » Nous aurions par conséquent tenu notre serment. Va, ménagère, appelle ta fille, et qu’elle déclare elle-même sa volonté, qui sera la nôtre.

Ma mère arriva bientôt, — rouge comme une rose baignée de pluie, disait plus tard mon père. En voyant les yeux du jeune séminariste attachés avec anxiété sur elle, elle rejeta son tablier sur sa tête et se cacha honteuse derrière ses parens. — Ma fille, dit le vieux prêtre de sa voix imposante, écoute-moi bien, car ce que j’ai à te dire est grave. Découvre ton visage et ton cœur devant nous pour que nous y puissions lire l’arrêt que tes lèvres vont prononcer. Voici un bon et honnête jeune homme qui vient nous rendre notre parole. L’infirmité dont il a plu au Seigneur de l’affliger ne lui permettant pas d’aspirer à la prêtrise, il ne se croit plus digne d’être ton mari et d’entrer dans notre famille. Nous ne voulons en rien influencer ta décision : prononce toi-même sur ton sort.

  1. Que la honte soit son partage : c’est une formule appliquée, comme punition, par les anciennes lois russes du XIIe siècle, à celui qui les enfreint.