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situé à une petite journée de cette ville et nommé Welikopolje. Mon frère et moi nous restions seuls d’un grand nombre d’enfans que la mort avait frappés presque en bas âge ou à l’entrée de l’adolescence. Le souvenir de ces pertes vivait poignant dans le cœur de mon père et de ma mère. Les dimanches de la belle saison surtout, leurs regrets se réveillaient plus vifs, quand ils voyaient passer les jeunes gens du village vêtus de belles chemises rouges, avec des cafetans de drap de lin et le chapeau de castor sur l’oreille[1], se tenant enlacés et chantant de leur mieux pour inviter les jeunes filles cachées dans les maisons à les suivre dans la rue. Des chœurs se formaient souvent alors en longues files ou en grandes, rondes dans la rue principale de notre village[2]. Mon père regardait en soupirant les vieillards assis sur leurs bancs devant leurs maisons, et qui, suivant des yeux, leurs enfans, faisaient de beaux projets pour leur avenir. Il soupirait encore en voyant ces mêmes jeunes gens, quand arrivait l’automne, revenir de leurs excursions sur les barques du Volga, ou bien se rassembler au retour de l’hiver pour aller, comme isrochik (voituriers), gagner des roubles à Moscou ou à Saint-Pétersbourg. Ma mère aussi avait ses heures de tristesse : les jeux des nombreux enfans qui se pressaient autour de mères plus heureuses lui arrachaient parfois des larmes; mais elle se hâtait de les essuyer, et c’était elle toujours qui exhortait mon père à la patience. « C’est pécher, Damian Alexiewich, lui disait-elle; c’est pécher contre Dieu que de t’affliger ainsi; toi, serviteur de l’église, toi, homme savant et pieux, ton devoir est de te résigner. Vois ce qu’il t’a laissé pour ta consolation; regarde ta fille Xenia et ton beau et brave Siméon. C’est mal d’envier aux autres leur bonheur. — Tu as raison, répondait mon père; tâchons de moins

  1. Le costume du paysan de la Grande-Russie est remarquable par sa ressemblance avec l’antique costume grec. La chemise rouge ou bleue qu’il porte par-dessus ses caleçon, et qui laisse le cou découvert, rappelle la tunique. Un cordon dévoie, brodé d’or chez les riches, est noué autour des reins. L’ouverture de la chemise est de côté et se ferme par des boutons de métal sur l’épaule gauche. D’autres parties de ce costume rappellent l’Orient; ainsi le caleçon large rentre dans une botte de maroquin rouge ou jaune. Quant au cafetan, au châle en soie ou en laine qui le retient, quant au chapeau de castor à calotte basse et, à rebords larges, orné d’une plume de paon, ce sont des détails empruntés un peu à tous les pays.
  2. Ces chœurs sont encore un usage qui rappelle la Grèce. Les jeunes femmes et les filles les conduisent seules; elles ont des chants spécialement appropriés à ces sortes de jeux. Quelquefois elles forment des rondes et représentent en action une ballade ou un conte ; d’autres fois elles se partagent en demi-groupes et chantent des strophes et des antistrophes. Un groupe s’approche, puis recule en cadence, l’autre fait de même; puis des danses s’organisent, auxquelles les jeunes gens prennent part. Tous ces chœurs, toutes ces danses mimiques s’exécutent d’après des chants particuliers. Les refrains rappellent l’ancienne mythologie slave, et les plus vifs, les plus gais même, portent l’empreinte de la sévère nature qui les a inspirés.