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interpréter la réalité, pour la transformer sans la dénaturer, pour l’élever, pour l’agrandir, il faut la connaître. Or l’école dramatique de la restauration a presque toujours négligé cette condition. La plupart du temps elle n’emprunte à l’histoire que des noms, et sous ces noms elle produit des personnages que l’histoire n’a pas connus, dont le type ne se retrouve pas dans le passé. Que les poètes ignorent ou dédaignent les faits accomplis, peu importe; ce qu’il y a de certain, c’est que les drames représentés depuis vingt ans, sauf de très rares exceptions, n’offrent pas même une image infidèle du passé.

Or je pense que les poètes rendraient leur tâche plus facile en suivant la méthode conseillée par le bon sens, et qui ne saurait déplaire qu’à la paresse. Vouloir tout deviner, c’est se condamner à l’impuissance, car les génies les plus pénétrans, lors même qu’ils paraissent deviner, ne font qu’établir un rapport inattendu, mais légitime, entre des faits qu’ils connaissent depuis longtemps; leur sagacité ne va pas au-delà, et c’est déjà une part assez belle. La méthode suivie par l’école dramatique de la restauration contredit manifestement la raison. Au lieu de considérer la réalité comme le seul point de départ que l’intelligence humaine puisse avouer, elle proclame la souveraineté absolue de l’imagination. J’ai dit assez clairement ce que je pense du génie et de ses droits; je n’ai pas à y revenir. Dussent les poètes m’accuser de sacrilège, je pense que l’imagination peut ressusciter l’histoire, mais non la créer. L’oubli où sont ensevelies aujourd’hui tant d’œuvres applaudies d’abord avec fracas n’a pas à mes yeux d’autre origine que cette méprise. Que signifie en effet la méthode pratiquée par l’école dramatique de la restauration, sinon l’espérance de substituer la création à la résurrection? Quel jour a-t-elle prouvé son respect pour l’histoire, qu’elle invoquait pourtant à tout propos? Parfois, il est vrai, il lui arrivait de feuilleter les récits du moyen âge ou de la renaissance; mais son courage se lassait bien vite. Aussi qu’arrivait-il ? N’ayant amassé en quelques semaines qu’une érudition confuse, elle n’en pouvait tirer parti. Si elle connaissait les noms des hommes et des choses, elle ignorait les choses et les hommes. Gênée par cette demi-science, elle s’en débarrassait pour marcher plus librement à la conquête de l’idéal. Or ce qu’elle nommait l’idéal, c’était tout simplement le caprice. Je n’ai pas à expliquer en quoi l’idéal diffère du caprice; si je l’essayais, le lecteur m’accuserait à bon droit de le traiter comme un enfant. La réalité historique une fois connue dans ses moindres détails et comprise dans son ensemble, car le second point est aussi important que le premier, l’imagination pouvait tenter de la ranimer, de lui donner une seconde vie. Le fait, soumis à l’épreuve de la réflexion, conduisait à l’idée, et l’idée, en passant du domaine de la conscience dans le domaine de l’art, change de nom et devient l’idéal poétique. C’est