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souhaité un peu plus de simplicité dans la grandeur. Pour ma part, je m’associe au sentiment de la majorité.

Le Pressoir rappelle tout à la fois Claudie et le Champi; mais, à mon avis, il vaut moins que ces deux ouvrages. Inférieur au Champi dans sa partie naïve, il n’a pas l’austérité de Claudie. Ce n’est pas un progrès, quoi que puissent dire les flatteurs, qui ne manquent jamais à la célébrité. Si, au lieu de m’en tenir à Claudie et au Champi, j’évoquais le souvenir de la Mare-au-Diable, je serais forcé d’être encore plus sévère. L’auteur de cet admirable récit nous a donné le droit de le juger sans indulgence, et c’est lui témoigner une sympathie sincère que d’user de ce droit sans réserve et sans restriction. Eh bien! vingt pages de la Mare-au-Diable valent mieux que le Pressoir tout entier : à moins de fermer les yeux à l’évidence, il faut le reconnaître. Je ne pense pas que les facultés de l’auteur soient affaiblies par un excès de production, je ne lui dirai pas ce que disait Gil Blas à l’archevêque de Grenade, car ce serait parler contre ma pensée; mais je crois tout simplement qu’il se laisse égarer par la louange, et qu’il ne prend pas la peine de réfléchir. Spirituel, ingénieux, éloquent, il abuse des dons qu’il a reçus et se confie à l’improvisation. Or l’improvisation, qui ne suffit pas toujours au récit, ne suffit jamais à la poésie dramatique. Le défaut d’enchaînement, qui se pardonne quelquefois dans une narration, ne peut se pardonner dans une comédie. Il faut que toutes les scènes aient une place nécessaire. Si elles peuvent être dérangées impunément, fussent-elles cent fois vraies, elles ne produiront qu’un effet incomplet. Vous aurez beau me montrer des personnages dessinés d’après nature : s’ils agissent au hasard, si leur conduite n’est pas réglée par une pensée prévoyante, ou s’ils ne sont pas entraînés par une passion énergique, ils ne réussiront pas à m’intéresser. J’applaudirai votre talent tout en proclamant l’insuffisance de votre œuvre.

J’avais conseillé à l’auteur de Claudie d’étudier Sedaine, et tout en affirmant que Sedaine échappe à l’étude, il a écrit le Mariage de Victorine. Aujourd’hui je crains qu’il n’associe à l’étude très salutaire de Sedaine l’étude très dangereuse de Diderot. Si le Philosophe sans le savoir renferme des leçons excellentes, des leçons dont peuvent profiter les écrivains les plus habiles, le Père de Famille est loin de mériter le même éloge. Diderot, malgré l’élévation de sa pensée, sera toujours un modèle périlleux; il a trop d’emphase, trop de goût pour la déclamation. Or, j’ai regret à le dire, il y a dans le Pressoir plus d’une scène qui rappelle le ton du Père de Famille. Quand Pierre et Valentin vont se battre au bâton ou au compas, et que Pierre parle de leur titre de compagnon comme d’un titre de noblesse, il est impossible de ne pas songer aux phrases ampoulées du Père de Famille,