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elle pousse la douceur et la bonté jusqu’à la nullité. La vertu ainsi comprise n’est pas moins dangereuse que le vice. Suzanne Bienvenu, qui n’est plus une jeune fille, qui devrait deviner le péril, partage l’aveuglement de Valentin et s’associe, comme un enfant, au complot formé pour abuser Pierre. Quant à Noël Plantier, c’est le seul dont la conduite soit facile à justifier. Crédule et vain, comme tous les coqs de village, je comprends très bien qu’il accepte sans hésitation le rôle qui lui est donné par Suzanne et par Valentin, qu’il se croie aimé de Reine, tout en respectant le serment qu’il a fait à Suzanne. Il y a dans l’expression de sa vanité plusieurs traits que le public a justement applaudis. La réception du pressoir par maître Valentin, expert nommé par le bailli, n’est qu’un enfantillage digne tout au plus de l’Opéra-Comique. De pareilles plaisanteries ne sauraient se passer d’orchestre. C’est le cas de se rappeler le mot de Beaumarchais : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être récité vaut encore la peine d’être chanté. » Je m’étonne qu’un esprit aussi fin, aussi délicat que l’auteur de Claudie, ait pu commettre une pareille méprise. Maître Valentin, avide, intéressé, naïf jusqu’à la crudité dans l’expression de son avarice, me paraît dessiné d’après nature. Malheureusement il ne prend pas une part assez vive à l’action, si toutefois il y a une action. Tous les personnages de cette comédie font la navette; cette locution vulgaire est la seule qui puisse rendre ma pensée : aussi je ne crains pas de l’employer. Quand la toile tombe pour ne plus se relever, la comédie est finie depuis si longtemps, qu’on se demande pourquoi elle ne continue pas, car il n’y a pas de raison pour qu’elle s’arrête. Après avoir marché au hasard pendant deux heures, sans prévoyance, sans dessein déterminé, elle pourrait poursuivre longtemps encore cette route aventureuse. L’indécision et le silence de Reine, la complaisance de Suzanne, la crédulité de Noël Plantier, l’abnégation de Valentin, l’aveuglement de Pierre, fourniraient sans peine la matière de trois actes nouveaux.

Comment donc expliquer le succès du Pressoir, contre lequel je ne veux pas protester? Par une raison très simple, par le charme et la vérité des détails. Le public, justement fatigué des sentimens exagérés qui ont envahi la scène depuis vingt ans, s’est montré plein de bon vouloir pour les sentimens vrais que l’auteur a placés dans la bouche de ses personnages. Cependant je peux affirmer que, malgré sa bienveillance, qui ne s’est pas démentie un seul instant, il s’est plus d’une fois étonné de l’immobilité des personnages, ou, pour parler plus nettement, de leurs mouvemens sans but, ce qui est la même chose dans l’ordre poétique : s’agiter n’est pas marcher. L’abnégation héroïque de Valentin a contenté les amis du beau langage être approuvée par le bon sens : la majorité de l’auditoire eût