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cette fois décidément pour l’Europe. Nous sommes déjà dans l’ancien monde, car les Açores appartiennent à l’Afrique.

Les Açores, découvertes avant l’Amérique, formaient comme l’avant-poste des régions ignorées vers lesquelles s’élançaient les imaginations du XVe siècle. On disait qu’on y avait vu échouer des arbres inconnus et même des cadavres, qu’on avait aperçu des canots passer à quelque distance, poussés par les courans. On racontait que, dans l’île de Cuervo, la plus occidentale des Açores, on avait trouvé la statue gigantesque d’un cavalier dont la main s’étendait vers l’ouest et semblait diriger de ce côté l’audace des navigateurs. C’était alors le seuil du monde inconnu. Les uns placèrent de ce côté les îles Fortunées des anciens, les autres l’île flottante de Saint-Brandan. Les Espagnols qui y abordèrent au XIVe siècle croyaient y trouver une mer enveloppée de ténèbres, aux confins de l’univers. Aujourd’hui les Açores sont comme le terme de notre traversée d’Amérique. Il nous semble en les touchant nous sentir déjà en Europe. Ces limites des anciens voyages sont presque pour nous les frontières de la patrie. En effet, à peine a-t-on passé les Açores, que la mer prend décidément l’aspect sévère de l’Océan européen. La température perd tout à fait ce qu’elle avait conservé de la douceur des tropiques. D’autre part, elle s’anime, on rencontre plus de navires. Quelques jours encore, et l’Atlantique sera franchi.

Un seul incident a rompu la monotonie de nos dernières journées de bord, et cet incident était triste. Un vieil agent de la compagnie que nous avions pris à Saint-Thomas est mort subitement dans sa cabine. Quelques passagers ont entendu le vieillard pousser un cri d’angoisse et comme de désespoir; on est entré, et on l’a trouvé expiré sur son lit. Cette mort solitaire pourrait bien être le lot de ceux qui courent le monde. Une telle perspective n’a rien de riant. Je n’aimerais pas à mourir ainsi, d’autant plus que les funérailles n’ont point eu la solennité que j’attendais. On n’a point apporté le corps sur le pont. Après quelques prières prononcées dans une des chambres du bâtiment, on a jeté sans aucun appareil le cadavre dans la mer par une ouverture pratiquée sur le flanc du navire, et qui sert à vider les cuvettes. Il était enveloppé dans un pavillon ; mais pour ne rien perdre, on a retiré le pavillon avec une corde. Tel a été le dernier événement de la traversée.

Au bout de quelques jours, nous, sommes arrivés à Southampton, et le surlendemain 10 mai, j’étais à Paris, prêt à ouvrir mon cours au Collège de France, comme je l’avais annoncé de Vera-Cruz avant de partir pour Mexico.


J.-J. AMPERE.