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qui du moins ne craignent pas le fouet du planteur, et ces négresses qui vous regardent fièrement en passant près de vous. Ici la race noire est chez elle; les Européens sont rares. Un visage blanc semble faire tache.

La Jamaïque est une des îles où l’émancipation a le moins réussi. Les journaux anglais retentissent chaque jour des lamentations de ses habitans. Il n’en a pas été de même dans toutes les colonies anglaises. A Maurice, la production a doublé après l’affranchissement des noirs. A Antigua, la prospérité des planteurs n’a pas été sensiblement troublée. Il paraît que dans les grandes îles, comme la Jamaïque, où il y a beaucoup de terre à cultiver, et où par conséquent la terre est à bon marché, on a plus de peine à faire travailler les noirs à la production du sucre. Ils aiment mieux acheter un petit champ et vivre de son produit. Je ne saurais les blâmer beaucoup de cette préférence, quelque désagréable qu’elle puisse être aux colons, car, à la place de ces noirs, je ferais certainement comme eux. De plus, l’état déplorable de la Jamaïque tient à deux autres causes peut-être, à la législation fondée sur le libre-échange, qui a privé les colonies anglaises de leurs prérogatives commerciales, et surtout à la mesure si inconséquente, mais nécessaire, à ce qu’il semble, qu’a prise le gouvernement de la Grande-Bretagne, et qui admet, sans avantage pour le sucre produit par le travail libre, le sucre produit par le travail esclave. Les habitans de la Jamaïque sont en droit de dire à l’Angleterre : Vous émancipez chez nous les esclaves, et vous donnez une prime contre nous aux pays qui en ont encore, pour payer votre sucre moins cher. Est-ce justice? Soyez philanthropes jusqu’au bout, ou ne le soyez pas à nos dépens.


De la Jamaïque à Saint-Thomas.

Après nous être promenés aux environs de Kingston, nous nous sommes rembarques vers trois heures. M..., cet abbé français qui a été curé au Mexique et qui l’a été aussi à Haïti, m’apprend que dans trois jours une tentative va avoir lieu pour détrôner Soulouque. Un gentleman mulâtre avec qui j’ai déjeuné à Kingston partira ce soir pour aller prendre part à l’entreprise. J’avoue que je ne me sens nul intérêt pour sa majesté impériale noire, pour son pouvoir grotesque et sanguinaire. On a choisi le jour du sacre, et l’on espère être aidé par le sentiment catholique, assez puissant chez les populations d’Haïti, Soulouque n’ayant pu trouver pour le sacrer qu’un évêque non reconnu par le pape.

Nous avons ensuite longé les côtes montagneuses d’Haïti. Nous étions en vue de l’île le jour même où devait éclater le complot contre Soulouque. Il était assez piquant d’être dans le secret d’un