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bats ; voilà ce qui m’y attache. Quel mal ils ont fait, ces méchans ! Deux ans plus tôt, mon ami Préville aurait assuré le succès de mes cinq actes ; aujourd’hui le charme qu’il répandra sur un moindre rôle fera bien regretter qu’il ne joue pas le premier[1].

« On me conseille l’étude et la répétition sans éclat, et nous sommes convenus d’agir, mais sans rien dire. Dazincourt et Laporte se sont chargés d’écrire à tout le monde en recommandant le silence, afin que notre bonne fortune ne finisse pas encore une fois par en devenir une de capucin.

« Je vous salue, vous honore et vous aime.

« Beaumarchais. »


Le tableau de cette première représentation du Mariage de Figaro est dans tous les recueils du temps ; c’est un des souvenirs les plus connus du XVIIIe siècle. Tout Paris se pressant dès le matin aux portes du Théâtre-Français ; les plus grandes dames dînant dans les loges des actrices, afin de s’assurer des places ; « les cordons bleus, dit Bachaumont, confondus dans la foule et se coudoyant avec les Savoyards ; la garde dispersée, les portes enfoncées, les grilles de fer brisées sous les efforts des assaillans ; » — « trois personnes étouffées, dit La Harpe ; une de plus, ajoute-t-il malignement, que pour Scudéry ; » sur la scène, après le lever du rideau, la plus belle réunion de talens qu’ait peut-être jamais possédée le Théâtre-Français, tous employés à faire valoir une comédie pétillante d’esprit, entraînante de mouvement et d’audace, qui, si elle choque ou épouvante quelques-unes des loges, enchante, agite et enflamme un parterre électrisé : — voilà le tableau qui se trouve partout, et sur lequel par conséquent nous n’insisterons pas. Nous n’y ajouterons qu’un trait nouveau, qui peut-être le complétera assez bien : c’est que, si nous en croyons une lettre inédite de Beaumarchais, il assistait à tout ce tapage, au fond d’une loge grillée, entre deux abbés, avec lesquels il venait de faire un joyeux dîner, et dont la présence lui avait paru indispensable, afin de se faire administrer, disait-il, en cas de mort, des secours très spirituels. — Il nous semble que ce trait manquait au tableau de la première représentation du Mariage de Figaro.


Louis de Loménie.
  1. pour comprendre cela, il faut savoir que Préville, qui devait d’abord jouer le rôle de Figaro, se trouvant trop vieux et trop fatigué pour un rôle de cette importance, l’avait cédé à Dazincourt ; mais comme il voulait contribuer au succès de l’ouvrage, il consentait à accepter le rôle de Brid’oison.