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aussi, Dieu me pardonne, des archevêques et des évêques permettaient à Beaumarchais de leur débiter gravement cette étrange préface :


« Avant d’entamer cette lecture, mesdames, je dois vous rapporter un fait qui s’est passé devant mes yeux.

« Un jeune auteur soupant dans une maison fut prié de lire un de ses ouvragées dont on parlait beaucoup dans le monde. On employa jusqu’à la cajolerie ; il résistait. Quelqu’un prit de l’humeur et lui dit : « Vous ressemblez, monsieur, à la fine coquette, refusant à chacun ce qu’au fond vous brûlez d’accorder à tous.

« — Coquette à part, reprit l’auteur, votre comparaison est plus juste que vous ne pensez, les belles et nous ayant souvent le même sort d’être oubliés après le sacrifice. La curiosité vive et pressante qu’inspire un ouvrage annoncé ressemble en quelque sorte aux désirs fougueux de l’amour. Avez-vous obtenu l’objet souhaité, vous nous forcez à rougir d’avoir eu trop peu d’appas pour vous fixer.

« Soyez plus justes, ou ne demandez rien. Notre partage est le travail ; vous n’avez, vous, que les jouissances, et rien ne peut vous désarmer. Et quand votre injustice éclate, quel douloureux rapport entre nous et les belles ! Partout le coupable est timide : ici c’est l’offensé qui n’ose lever les yeux ; mais (ajouta le jeune auteur), pour que rien ne manque au parallèle, après avoir prévu les suites de ma démarche, inconséquent, faible comme les belles, je cède à vos instances et vais vous lire mon ouvrage.

« Il le lut, on le critiqua ; j’en vais faire autant, vous aussi. »


La curiosité une fois bien éveillée par les premières lectures, Beaumarchais sut habilement pratiquer le manège de coquetterie qui vient de lui fournir ce parallèle un peu léger. Il remit son manuscrit dans le tiroir, déclarant qu’il n’en sortirait plus, craignant, disait-il, d’offenser le roi en faisant connaître davantage une pièce que sa majesté désapprouvait. Il fallait le prier, le supplier ; il fallait de plus que la qualité des personnes le mît à l’abri de tout mécontentement en haut lieu, d’où il suit que les personnages les plus considérables n’obtenaient cette faveur qu’à la condition de la demander au moins deux fois. La princesse de Lamballe, par exemple, l’amie de la reine, éprouve un violent désir de faire lire chez elle le Mariage de Figaro. Elle dépêche à Beaumarchais un ambassadeur. C’est un des plus grands seigneurs de la cour, c’est le fils aîné du maréchal de Richelieu, le duc de Fronsac, un de ces rejetons dégénérés de l’aristocratie française qui ont le plus contribué à rendre si redoutable la comédie de Beaumarchais ; car à une fatuité insolente et à tous les vices d’un débauché de profession[1], le duc de Fronsac unissait

  1. Tout le monde sait que c’est contre un acte infâme et impuni attribué à ce jeune duc que le poète Gilbert a dirigé la plus courageuse de ses satires. Quant à l’esprit du duc de Fronsac, Mme Campan assure que la reine, le comparant à celui de son père, qui