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tantôt au service de la Russie, avec des bateaux plats il détruisait une escadre turque à Oczakow, ou dispersait une flotte suédoise dans la Baltique. Cavalier ou fantassin, général ou amiral, il combattait avec la même ardeur sur tous les élémens, et ce guerrier d’une témérité fabuleuse, ce dompteur de monstres, d’ailleurs grand et bien fait de sa personne, « avait, dit Mme  Lebrun dans ses Souvenirs, l’air doux et timide d’une demoiselle qui sort du couvent. » C’est là le côté héroïque du prince de Nassau ; son côté comique consistait dans une impossibilité absolue d’apprécier la valeur de l’argent, qui s’échappait de ses doigts comme de l’eau, — si bien que ce héros, le plus essentiellement panier percé de tous les héros, partageait sa vie à disperser des flottes, à renverser des bataillons, et à fuir épouvanté devant des créanciers, des huissiers et des recors, qui ne lui laissaient pas un instant de repos.

C’est par ce côté faible que le prince de Nassau s’était attaché à Beaumarchais comme à un ange gardien destiné à le garantir du seul genre de danger qu’il redoutât. C’est Beaumarchais qui devait payer les créanciers les plus dangereux, faire patienter les autres, réviser les comptes fantastiques de ceux-ci, parer aux embûches tendues par ceux-là, en un mot débarrasser son héros de cette troupe infernale toujours attachée à ses pas.

L’intimité entre Beaumarchais et le prince avait commencé en 1779. Voici à quelle occasion. Comme il était question à cette époque d’une descente en Angleterre, Nassau, qui commandait déjà un régiment de cavalerie, avait formé de plus un corps d’hommes déterminés qui s’appelait la légion de Nassau, et tenté avec son intrépidité ordinaire un coup de main sur l’île de Jersey. Le gouvernement français ayant renoncé à son projet, le prince demanda que les volontaires formés par lui fussent incorporés dans les troupes du roi et qu’on lui en payât le prix, lequel, d’un autre côté, était destiné à rembourser les frais d’équipement qu’il avait avancés ou plutôt pour lesquels il s’était endetté, et à indemniser de leurs dépenses les officiers de ce corps. Le ministre de la marine, craignant que l’argent donné directement au prince de Nassau ne se trouvât fondu comme à l’ordinaire au détriment des créanciers de la légion, avait chargé Beaumarchais de surveiller cette liquidation et d’avancer par à-comptes les sommes nécessaires, en ayant soin de payer d’abord les créanciers avant d’indemniser le prince. La situation de Beaumarchais était délicate. Nassau, toujours harcelé de créanciers personnels, demandait sans cesse de l’argent. Beaumarchais, tout en lui en donnant un peu, s’attachait à lui faire comprendre qu’il fallait d’abord payer les créanciers de la légion, et profitait de l’occasion pour donner de temps en temps à ce héros quelques leçons d’économie domestique.