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foi d’honnête homme. Je vous vois rire et dire : « Quel est ce fou ? » Et pourquoi donc ? Vous avez beaucoup d’argent, à ce que je présume ; moi, j’en ai fort peu ; je vous crois un homme bienfaisant qui tirerez un pauvre diable de peine en lui prêtant vingt-cinq louis qu’il est en état de vous rendre : qu’est-ce qu’il y a donc là de surprenant ? Que je ne vous ai jamais vu ? Eh bien ! vous m’en devez plus d’obligations de vous croire assez généreux pour prêter vingt-cinq louis à un homme qui en a besoin et que vous n’avez jamais vu. N’allez pas vous amuser à mes dépens et envoyer ma lettre aux chefs de mon régiment : vous me feriez désirer un trou pour me cacher, ce qui ne m’est jamais arrivé au moins. Mais non, je suis persuadé que vous ferez mieux, et que vous m’enverrez ces vingt-cinq louis. Allons, monsieur, touchez là, et que ce soit marché fait. Je vous donne ma parole d’honneur que vous jouissez dans mon esprit de toute la considération et le respect possibles joints à toute l’admiration dont je suis capable, parce que je vous connais par vos ouvrages, et que je ne sens rien pour les gens dont je ne connais que le nom.

« Le chevalier de Saint-Martin,
« Sous-lieutenant au régiment d’Aquitaine (infanterie).
À Saint-Brieuc, en Bretagne, ce 24 août 1780. »

« Surtout de la discrétion. »


Sur cette lettre, Beaumarchais a écrit de sa main : Répondu le 20 septembre 1780. — Malheureusement je n’ai pas trouvé le brouillon de sa réponse. L’auteur du Mariage de Figaro était assez original lui-même pour apprécier l’originalité de cette demande, et je ne serais pas étonné qu’il eût envoyé les vingt-cinq louis. Quand on voit un sous-lieutenant parfaitement inconnu à Beaumarchais attaquer ainsi sa bourse du fond de la Bretagne, on comprend facilement à quel point il devait être assailli par toutes les variétés de quêteurs, d’emprunteurs ou de malheureux qui abondent toujours à Paris. Ses papiers fourmillent d’incidens de ce genre. En voici un entre mille que je cite, parce qu’il est relatif à un poète assez célèbre et parce que Beaumarchais, qui d’ailleurs n’en a jamais parlé, même après la mort de l’homme qu’il avait si délicatement obligé, s’y montre digne du rôle de Mécène qu’il aimait à jouer dans cette période brillante de sa vie.

Tout le monde connaît Dorat, mais tout le monde ne sait peut-être pas que ce poète, dont le nom éveille l’idée d’une existence frivole et insoucieuse, mourut à quarante-six ans, en proie à des chagrins profonds. C’était un homme faible, mais doué de sentimens délicats. Après avoir possédé quelque fortune, le défaut d’ordre, la vanité et aussi des accidens indépendans de sa volonté l’avaient conduit peu à peu à une ruine complète, et même à une situation plus difficile encore, car il était écrasé sous une avalanche de dettes, et, avec un cœur assez fier pour en souffrir mortellement, il n’avait pas assez de force d’âme pour entreprendre une lutte courageuse contre la des-