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pour la pièce. — Non, certainement, répond le roi ; vous pouvez en être sûre. »

Il y avait donc chez Louis XVI un parti pris contre la représentation du Mariage de Figaro ; à ce parti pris s’associait le garde des sceaux, entretenu dans ses répugnances par M. Suard. C’était cette opposition, très redoutable par la qualité des personnes, sinon par le nombre, qu’il s’agissait de vaincre à l’aide du nombre. Beaumarchais manœuvra de telle sorte qu’il arriva un moment où l’on peut dire presque sans exagération que tout Paris, excepté le roi, le garde des sceaux et M. Suard, voulait voir jouer le Mariage de Figaro, et le voulait avec une ardeur de curiosité impatiente contre laquelle un gouvernement ne peut rien, quand cette fièvre, s’emparant d’une société oisive et frivole, devient pour elle une idée fixe qui domine et absorbe toute autre préoccupation.

Reste à se demander comment la curiosité publique a pu être surexcitée à ce point au sujet d’une comédie qui par elle-même n’est pas absolument un chef-d’œuvre ; c’est ici qu’il faut tenir compte à la fois de l’habileté de Beaumarchais et de sa position toute particulière. Il n’eût été qu’un écrivain de génie luttant contre la volonté d’un roi, d’un ministre et d’un censeur : sa pièce n’aurait point vu le jour, ou elle aurait dû subir des modifications considérables ; mais il avait alors une situation tout à fait à part dans l’histoire des écrivains célèbres, et qui lui permettait de faire jouer en même temps une foule de ressorts très divers. Cette situation, étrange par elle-même, fournissant un moyen d’expliquer son succès dans une lutte qui paraît si disproportionnée, il nous faut d’abord essayer de la caractériser en faisant un choix parmi les nombreux documens que nous avons sous les yeux.

Écrivain populaire, financier habile, Beaumarchais, durant cette période de quatre ou cinq ans qui précède le Mariage de Figaro, était de plus une sorte d’homme d’état au petit pied consulté en secret par les ministres. On l’a déjà vu, sous l’influence de la faveur très marquée que lui accordait M. de Maurepas, obtenir jusqu’à un certain degré la confiance de M. de Vergennes, et jouer incognito un rôle assez considérable dans la politique française au sujet des États-Unis ; mais son intervention dans les affaires ne se borna pas à ce fait isolé : on trouve dans ses papiers la preuve que, soit qu’il se mît en avant, soit qu’on l’y invitât, il intervenait assez fréquemment dans des questions d’administration ou de finances. On le voit par exemple, en 1779, sur la demande de M. de Maurepas, délibérant avec M. de Vergennes sur un plan de réorganisation de la ferme générale, ayant de fréquentes entrevues avec ce ministre, qui lui écrit au sujet du plan en question plusieurs billets dont je ne citerai qu’un seul :