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ce n’est point en les administrant, en les pensionnant, que les gouvernemens peuvent donner aux lettres une vigoureuse impulsion ; c’est par le bien qu’ils font à la société elle-même, par le degré de vitalité qu’ils lui donnent. C’est ainsi que Henri IV, Richelieu, Louis XIV ont fait le XVIIe siècle : la liste des pensionnés de Richelieu et de Louis XIV peut sembler bizarre ; mais ils ont fait mieux : ils ont créé en quelque sorte le sol puissant où a pu s’élever le génie d’un Corneille ou d’un Molière. Et ne craignez point qu’au milieu de ses développemens littéraires M. Saint-Marc Girardin néglige les aperçus spirituels, les portraits piquans : voyez ce Pomponius Atticus de l’ancienne Rome, de la Rome qui passe de la république à l’empire. Pomponius Atticus est l’homme d’un temps où la vie publique s’efface, et où il ne reste plus que la vie privée sous le sceptre impérial. Aussi se garde-t-il bien de toute passion politique ; il est l’ami de tout le monde, et cherche à prospérer à travers les guerres civiles et les proscriptions, qui ne le touchent pas ; les emplois publics eux-mêmes, il ne les recherche point ; il les fuit comme peu lucratifs sans doute ou comme compromettans. En un mot, dit spirituellement M. Saint-Marc Girardin, « il ne fut rien et fit des affaires. » C’est ainsi que les souvenirs de l’antiquité romaine viennent se mêler aux souvenirs du XVIIe siècle dans ce discours, qui finit par établir l’indépendance des lettres vis-à-vis des gouvernemens et des révolutions, pour les rattacher au destin de la société elle-même.

Est-ce le même genre d’inspiration qu’on retrouve dans le discours par le quel M. Nisard inaugurait récemment son cours ? Autant M. Saint-Marc Girardin aime les diversions, autant le nouveau professeur d’éloquence aime, on le sait, à se rattacher à un point fixe. La situation de M. Nisard était peut-être d’ailleurs plus difficile : il succédait à M. Villemain. Venant après l’auteur du Tableau de la littérature au moyen âge, que pouvait-il faire, si ce n’est de recueillir ses traditions, en essayant de faire autrement, surtout en restant lui-même. M. Nisard est un esprit sérieux et volontiers dogmatique, qui aime les lettres, qui sent ce qu’il y a en elles de moral, et qui l’exprime avec une conviction élevée. Il a son idéal, on ne l’ignore pas ; il a son ancre enfoncée dans le XVIIe siècle, et encore, pourrait-on dire, dans certaines parties du XVIIe siècle. De l’étude qu’il a faite de la littérature de ce temps, il a tiré une règle qui a la foi de son esprit, et en dehors de laquelle rien ne semble exister. Pourtant n’est-ce pas beaucoup dire que de répéter le mot de Royer-Collard : « Je ne lis plus, je relis ? » M. Nisard ajoute même : « Je suis de cette humeur-là. Le plaisir qu’on goûte à lire les chefs-d’œuvre, n’est-ce pas celui de l’absent qui rentre chez soi ? On relit pour se retrouver. » Bien heureux assurément ceux qui se sentent de la maison et qui se retrouvent eux-mêmes dans un tel cercle, dans une telle famille ! Mais enfin si ce n’est qu’une humeur, comme le dit M. Nisard, faudrait-il l’ériger en théorie, en système ? Ce système, au surplus, ne laisse point d’avoir ses inconvéniens, car il peut arriver alors qu’on attribue à Mme de Staël, comme l’a fait M. Nisard, ce qui appartient à M. de Bonald, — le fameux axiome que tout le monde connaît : « La littérature est l’expression de la société. » S’enfermer dans une doctrine sévère et exclusive, cela peut servir à prémunir l’esprit, à le fortifier en certains momens ; mais pourquoi ne point reconnaître aussi