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lorsqu’il entreprendra encore une fois de traiter un pareil sujet ? Rapprochez cependant du Calvaire de San-Marco la Déposition de Croix, aujourd’hui dans la galerie de l’Académie, et, sauf l’analogie du style, vous ne reconnaîtrez rien de ce qui a frappé vos yeux, pas une figure, pas un geste qui n’ait un accent imprévu, une intention entièrement neuve. Dans les deux compositions, fra Angelico n’avait à représenter que des disciples en pleurs autour du cadavre de leur maître : de ce principe uniforme il a su tirer les effets les plus dissemblables, également justes pourtant et si hautement significatifs, qu’envisagée isolément, chacune de ces interprétations parait la seule possible et la seule vraie.

À l’époque où fra Angelico venait de terminer les vastes travaux de San-Marco, la chapelle peinte par Masaccio dans l’église del Carminé fut ouverte au public : événement immense dans l’histoire de l’art florentin et qui produisit tout d’abord une sensation si profonde, que les fresques de l’artiste dominicain furent délaissées par ceux-là mêmes qu’elles avaient le plus enthousiasmés. Chacun proclamait la supériorité de l’œuvre nouvelle ; cette célébrité naissante devait éclipser toutes les autres, et l’admiration dégénérant bientôt en engouement : on aurait volontiers déshérité de leur gloire les grands peintres, quels qu’ils fussent, prédécesseurs ou contemporains de Masaccio. Loin de se plaindre des succès de son rival et d’accuser l’inconstance ou l’injustice de l’opinion, fra Angelico exprima l’un des premiers et aussi hautement qu’aucun autre son admiration pour ces chefs-d’œuvre. Il fit plus : illustre depuis longtemps et beaucoup plus âgé que l’auteur des fresques del Carmine, il se mêla aux jeunes artistes qui allaient en foule les étudier, et, comme le plus obscur d’entre eux, il travailla dans cette chapelle où tant de générations de peintres devaient se succéder après lui. Touchant désintéressement du génie, noble exemple de soumission au progrès, qui du reste n’est pas unique dans les annales de la peinture italienne ! Ainsi, dans le siècle suivant, Garofolo quitte l’école dont il était un des chefs à Ferrare pour se faire l’élève à son tour, et vient, âgé de cinquante ans. demander des leçons au jeune Raphaël.

Un tel acte de modestie était d’ailleurs, chez fra Angelico, conforme aux habitudes de toute sa vie. Malgré la réputation qu’il avait acquise, malgré l’affectueuse estime de Côme, qui s’était réservé à San-Marco une cellule où il venait souvent s’entretenir avec lui, il demeurait le plus humble religieux de son couvent. S’adressait-on à lui pour obtenir la promesse de quelque travail, il en référait au prieur, sans la permission duquel il ne commençait jamais rien. Indifférent à la célébrité personnelle et ne voulant que concourir par ses talens au développement de la loi, il ne signait aucun de ses tableaux : peu lui importait que l’œuvre fût louée, pourvu que l’émotion qui l’avait fait naître se communiquât au spectateur. Aussi comme le procédé disparaît dans ces productions de l’âme ! comme on y sent avant tout la prière et pour ainsi dire les tremblemens de la ferveur. Il est de tradition à San-Marco que fra Angelico s’agenouillait pour peindre les figures du Christ et de la Vierge, et que, s’absorbant dans une contemplation idéale, il entrevoyait à travers ses larmes le type que retraçait sa main. Vraie ou non, la tradition est vraisemblable. C’est à genoux que ces peintures paraissent