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et chancelier de l’église d’Amiens vers 1260. Pierre le Picard et Richard de Fourniral ont écrit en prose, les deux autres en vers de huit syllabes, et pour tout ce qui se rattache à la zoologie proprement dite, ils n’ont fait que recueillir les traditions qui avaient cours de leur temps ou traduire en langue vulgaire le commentaire de saint Épiphane, le poème de saint Avit, l’encyclopédie d’Isidore de Séville ou les autres ouvrages du même genre. Pour eux, la science n’est qu’un accessoire, et, comme saint Augustin, ils ne considèrent point la réalité, mais la signification des faits. Dans les Bestiaires en langue vulgaire, ainsi que dans les poèmes et les traités latins, on voit toujours, au Ve comme au XIIIe siècle, figurer les mêmes animaux, réels ou fabuleux, tels que le lion, l’aptalos, la serre, la calandre, le pélican, le hibou, le phénix, le dragon, l’aigle, etc. Chaque bête a un chapitre à part, et ce chapitre lui-même se divise en deux parties distinctes, l’une descriptive, l’autre allégorique et interprétative.

Laissant de côté tout amour-propre littéraire, le trouvère Guillaume, au début de son poème, informe les lecteurs qu’il a tiré du latin le sujet de son livre. » Je vais parler, dit-il, des bêtes, non pas de toutes, mais de plusieurs. Je donnerai de belles moralités, je citerai de bons passages tirés des livres saints, j’enseignerai à chacun la voie qu’il doit suivre pour arriver jusqu’à Dieu, et par mes exemples j’instruirai les hommes qui errent follement ; or écoutez ce que va vous dire le clerc Guillaume, né dans la Normandie. » Comme la plupart des moralistes, des théologiens ou des poètes de son temps, le clerc normand est loin d’être optimiste ; il sait comme eux tout ce qu’il y a d’égoïsme et de dureté dans le cœur humain ; il sait ce qu’il en coûte, même aux plus vertueux, de luttes et d’efforts pour faire un peu de bien, et il n’épargne à ses lecteurs ni les conseils ni les reproches. « O vous, dit-il, hommes et femmes que l’église a unis par les liens éternels du mariage, vous qui avez juré d’être fidèles, et qui tenez si mal vos sermens, instruisez-vous par l’exemple de la tourterelle. Dans les bois épais qu’elle habite, elle aime sans partage et veut être aimée de même. Lorsqu’elle perd sa compagne, il n’est point de saison, point de moment où elle ne gémisse. Elle ne se pose ni sur le gazon ni sous la fouillée, mais elle attend toujours celle qu’elle a perdue, et ne forme jamais de nouveaux liens. Elle n’oublie point son premier ami, et s’il meurt, le reste de la terre lui devient indifférent. O vous qui vivez dans le tourbillon de ce monde, apprenez de cet oiseau l’inviolable fidélité des regrets, et ne faites point comme ces maris qui, en revenant de l’enterrement de leurs femmes, s’occupent dès le soir même de les remplacer[1]. »

  1. Le Bestiaire divin, c. XXXI.