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les minotaures, les centaures, les harpies, les chelydres, les amphisbènes, deviennent les auxiliaires des démons. Les reptiles surtout jouent un rôle effrayant au milieu de ces monstres. Dante nous montre les damnés les mains liées avec des serpens, qui, pour mieux les assujettir, enfoncent leurs queues et leurs têtes dans les flancs des coupables, et semblent, ne plus former qu’un corps avec eux. Une couleuvre à six pieds s’élance sur un réprouvé, lui troue la poitrine avec ses pieds du milieu, saisit ses bras avec les pieds de devant et lui perce les flancs de sa queue, qu’elle ramène en replis serrés autour de ses reins. Les substances des deux êtres s’incorporent, mêlent leurs couleurs et se fondent l’une dans l’autre, comme si elles avaient été formées toutes deux d’une cire brûlante.

Ce n’est pas seulement l’œil de la vision qui révèle à Dante ces terribles merveilles ; c’est la tradition tout entière et pour ainsi dire la voix de L’humanité. Le poète n’invente pas ; il se souvient, il écoute et il chante. Le moine, le bourgeois, le tailleur d’images, connaissent, comme l’immortel proscrit de Florence, les hôtes redoutables de la vallée de douleur. Ils savent aussi, comme lui, sous quelle forme Satan trône dans l’abîme, sous quelle forme il apparaît sur la terre pour y tenter la faiblesse des hommes, saisir les âmes coupables ou présider les mystères du sabbat. Protée insaisissable, cet ange déchu parcourt l’échelle entière des êtres. C’est un lion, un céraste, un dragon, un hippocentaure, un crapaud couvert de plumes, un corbeau avec un bec d’oie, un bouc fétide ; mais un arrêt terrible le condamne à reprendre toujours la forme sous laquelle il a séduit le genre humain. Écoutons Milton, qui chanta son supplice comme Dante a chanté celui des damnés, « Satan sent son visage s’effiler et s’amaigrir ; ses bras se collent à ses côtés ; ses jambes s’entortillent l’une dans l’autre jusqu’à ce que, privé de ses pieds, il tombe serpent monstrueux sur son ventre rampant. Il résiste, mais en vain : un plus grand pouvoir le domine ; il est puni, selon son arrêt, sous la figure dans laquelle il avait péché. Il veut parler, mais, avec une langue fourchue, à des langues fourchues il rend sifflement pour sifflement, car tous les démons étaient pareillement transformés en serpens, comme complices de sa débauche audacieuse. Terrible fut le bruit du sifflement dans la salle remplie d’une épaisse fourmilière de monstres compliqués de têtes et de queues. »

Ainsi la légende parcourt la création tout entière. Elle nous conduit des déserts de la Thébaïde aux dernières profondeurs de l’abîme infernal, et dans cette longue épopée, elle suit toujours avec la même persistance la même pensée morale. Après nous avoir instruits par l’exemple des animaux, elle nous punit par eux, et l’enseignement, au milieu de ces rêves, jaillit toujours par quelque source inattendue.