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de quolibets semblables à des vers qui viendront vous ronger dans les ténèbres. Je vous en supplie, évitez ces tourmens ; maintenant, je crois, vous le pouvez encore. La tempête que vous avez déchaînée contre vous est formidable, mais elle est à son début. On appelle la guerre que l’on se dispose à vous faire la croisade contre Ben Afroun. Chaque jour, de nouveaux croisés s’engagent. C’est ! a vieille marquise d’Escaïeul qui a joué le rôle de Pierre l’Ermite ; son fils lui-même, que vous avez si durement traité, est sur le point de se laisser entraîner. Ceci est une funeste circonstance, car le spectacle d’un homme ouvertement soulevé contre une femme pour qui il a professé une certaine espèce d’affection est tout ce qu’il y a de plus insolite parmi nous, vous le savez, surtout quand cet homme a l’humeur débonnaire et l’honnête renommée de Valentin. Réfléchissez, chère duchesse, songez à la lutte qui vous menace et surtout à celui pour qui vous la soutiendriez.

— Olivier, dit Thécla en se levant tout à coup et en s’appuyant sur sa cheminée dans une attitude fière et rêveuse, je vais vous dire quelque chose que vous allez accueillir avec le plus sceptique de vos sourires et un déluge de paroles moqueuses : je crois que j’aime Ben-Afroun.

— Voilà un je crois, s’écria le prince de Trènes, qui est d’une merveilleuse réserve, d’une admirable prudence, « J’aime Ben-Afroun » eût été un mot beaucoup plus saisissant ; mais, malgré votre intrépidité, Thécla, vous n’avez pas osé me jeter cette parole. Eh bien ! madame, je ne vous dirai pas : Je crois ; je vous dirai : Je suis sûr que vous n’aimez pas Ben-Afroun.

Alors de cette voix grave, recueillie, profonde, que l’on prend pour faire sur soi-même de complaisantes révélations, — Vous savez bien en effet, dit-elle, que je ne puis pas aimer comme aiment d’habitude les êtres faits de chair et de sang ; seulement je puis éprouver parfois, et c’est alors ce que je nomme l’amour, une sorte de pitié tendre, profonde, infinie, pour ceux qui sont poussés vers moi par un sentiment vrai, simple et passionné. C’est ce sentiment que j’ai découvert chez Ben-Afroun. Il me disait encore hier : « J’aurais appelé insensé celui qui m’aurait prédit que je me mettrais à genoux devant une femme, et je suis à genoux devant vous ; mais vous n’êtes pas une femme, Thécla : vous n’êtes même pas une houri ; j’ai peur, par instans, que vous ne soyez un de ces esprits auxquels Dieu permet de prendre une enveloppe mortelle, et qui nous quittent tout à coup après avoir brûlé notre vie en la traversant. Souvent, quand je suis auprès de vous, il me semble que je suis dans une mosquée à l’entrée de la nuit. J’éprouve en même temps de la joie et de l’épouvante ; ces nouveautés que vous avez fait connaître à mon cœur