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— Pourtant, fit Olivier, ce que dit là M. Ben-Afroun n’est pas tout à fait d’un muet.

— Ce n’est point surtout d’un sot, répliqua sèchement la duchesse. Je trouve, ajouta-t-elle, cette image des deux coups de poignard ravissante. Il n’y a vraiment que les Orientaux pour avoir dans leur langage habituel une semblable poésie.

— On ne peut nier, dit M. d’Escaïeul, que ce soit une race merveilleusement douée. Leur genre de vie, la beauté de leur ciel, l’aspect majestueux de leur pays, ne sont peut-être pas des conditions étrangères à cette richesse d’imagination. Du reste, madame, Ben-Afroun est aussi distingué comme poète que comme guerrier. Il a fait de très remarquables vers.

La duchesse ouvrit son album, et Ben-Afroun, qui semblait s’être préparé à cette épreuve, écrivit en arabe sur une page blanche ces mots qu’il traduisit ensuite immédiatement en français :

« Le guerrier croit que le bonheur est sur le dos des chevaux, le marabout croit qu’il est dans les pages des livres. Depuis que j’ai vu celle dont les yeux sont noirs comme la plume de l’autruche et dont la peau est blanche comme le lait de la chamelle, j’ai reconnu que les guerriers et les marabouts se trompaient ; je sais où est le bonheur. »

Lady Glenworth eut pour ces vers les sentimens des femmes savantes pour le sonnet de Trissotin. J’ai pu souvent étudier, depuis cette soirée, l’effet des complimens sur les Arabes. Ben-Afroun savourait l’une après l’autre toutes les jouissances de la vanité. Il se livrait à ces rodomontades africaines qui dépassent, et de beaucoup, les rodomontades castillanes. Valentin, qui ne comprenait jamais rien à ce que sentait et méditait Thécla, semblait ravi des succès de son ami ; Mendoce était envahi par une tristesse mêlée de colère.

— J’ai envie, dit-il tout bas à Olivier, de couper la tête à ce faquin qui ne parle que de têtes coupées. Je vais avoir quelque horrible chagrin. Il se passe ici quelque chose de terrible et de grotesque.

— Partons, dit Olivier, et du courage ; le grotesque écrasera le terrible.


IV

Olivier a-t-il dit vrai ? Je n’en sais rien. Est-ce le grotesque qui a vaincu ? En vérité j’ai regret d’avoir commencé cette histoire que j’ai presque envie de ne pas poursuivre. Ben-Afroun était devenu, au bout de quelques semaines, l’hôte permanent de la duchesse de Glenworth. Matin et soir, on le trouvait installé auprès d’elle dans