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sur un bouclier d’airain. Peut-être allait-il dire quelque parole qu’il eût regrettée, quand M. d’Escaïeul entra.

Valentin était suivi d’un grand homme en bernouss café au lait, qui était le guerrier attendu. J’ai été frappé sans cesse, depuis que je parcours le monde, des ressemblances que les figures ont entre elles dans toutes les contrées. J’ai vu en Kabylie, j’ai vu au désert, le bourgeois français, le philistin allemand, l’homme qui est né pour la vie pacifique, les idées lentes et rares, les digestions souriantes, et qui, faute d’un bon carrosse ou d’un fauteuil à la Voltaire, s’accommode de son mieux sur le dos d’un âne ou dans le creux d’un rocher. Nous appartenons tous à la même famille, on ne peut pas le nier ; les mêmes vertus et les mêmes vices amènent les mêmes expressions sur des visages qui ne se verront jamais. Ben-Afroun, quoiqu’il ne fût pas khodja dans son pays, avait un air qui se rencontre assez fréquemment chez les Arabes, celui d’un tabellion fort rusé. Ses petits yeux, séparés par un nez long et recourbé, semblaient deux guichets auxquels se montrait continuellement un esprit alerte et curieux. On ne peut pas dire toutefois qu’il fût précisément laid. Il avait une barbe assez bien plantée, ces dents d’une blancheur d’ivoire qu’on ne trouve qu’en Orient, une grande taille, de la santé et de la jeunesse ; enfin il portait avec aisance un costume qui a une incontestable dignité.

M. d’Escaïeul semblait tout fier de son rôle de cornac. Le bon Valentin avait fait en Algérie un voyage scientifique de six semaines qu’il se plaisait à raconter. Il était persuadé que quelques excursions autour d’Alger, de Constantine et d’Oran lui avaient livré tous les secrets de l’Afrique. Il se proposait d’écrire un livre sur ce pays, qu’on ne connaissait pas, disait-il. Ben-Afroun, chez lequel il avait reçu l’hospitalité, venait de lui être adressé par un officier des bureaux arabes. Il saisissait toutes les occasions de produire ce vivant témoignage de ses instructives pérégrinations.

Il prit Ben-Afroun par la main, et le conduisant à la duchesse de Glenworth, qui se leva comme si elle eût reçu un prince du sang : — Je vous présente, dit-il, milady, mon ami Ben-Afroun, qui appartient à une des plus grandes familles de l’Afrique, et qui exerce chez les Beni-Hadidi, dans le Tell algérien, un commandement important. Ben-Afroun est devenu le loyal serviteur de la France, dont il a été un des plus redoutables ennemis. Il a appris notre langue, comme vous allez pouvoir en juger.

Sur ces derniers mots, qui semblaient la fin d’une tirade apprise par cœur, Ben-Afroun prit la parole : — Madame, dit-il, je voudrais vous parler ; mais vous m’avez donné deux coups de poignard, l’un aux yeux, l’autre au cœur, et me voilà privé de voix.