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est de multiplier la souffrance autour d’elles ; j’admets que l’orgueil suggère à certaines femmes la pensée ridicule de se faire hommes et de s’exposer à toutes les chances de la destinée virile : ces idées une fois admises, il reste à savoir dans quelles conditions on peut les produire, et je pense que l’auteur de Mont-Revêche n’a pas tenu compte de ces conditions, et qu’il nous a montré des personnages réprouvés par le goût et le bon sens. Parlerai-je du dénoûment ? On le connait : Eveline épouse l’homme qu’elle aime, et obtient un bonheur qu’elle n’avait pas mérité ; Nathalie triomphe dans les salons de Paris par sa beauté, par son esprit, et réalise enfin le rêve de son orgueil ; quant à Benjamine, elle épouse son cousin.

S’il faut dire toute ma pensée sur cette étrange composition, c’est quelque chose de tumultueux et de confus. Il y a des pages charmantes, trop tôt suivies de pages sans couleur et sans vie ; c’est un mélange inouï d’inspiration et d’abattement A côté d’une scène franchement dessinée, écrite d’un style vif et rapide, je trouve une digression languissante et oiseuse ; mon esprit se partage entre l’admiration et le dépit. Je ne voudrais pas me montrer trop sévère envers un esprit si ingénieux, mais en vérité je ne saurais accepter sans protestation un écrit conçu avec tant d’imprévoyance. Le talent y est semé à profusion, je me plais à le reconnaître. Cet aveu une fois fait, je retrouve toute ma liberté pour affirmer que Mont-Revêche, malgré ses rares qualités, ne prendra pas place parmi les monumens durables de notre temps. C’est une ébauche et rien de plus, ébauche puissante, je le veux bien, mais enfin ce n’est pas un livre dans la véritable acception du mot, et ma sympathie même pour le talent de l’auteur m’oblige à le dire sans réserve.

Je retrouve avec joie dans les premiers chapitres de la Filleule, toute la grâce, toute la fraîcheur, tout l’entraînement des premiers récits de l’auteur. Il me semble difficile de débuter plus heureusement. Toute l’enfance de Morenita est racontée avec un talent de premier ordre. Si le reste du livre était écrit du même style, avec la même simplicité, avec la même sobriété, ce serait tout simplement un chef-d’œuvre. Malheureusement le reste de la narration ne répond pas au commencement ; les digressions se multiplient à l’infini, et le lecteur saisit à grand’peine l’enchaînement des pensées et des sentimens. Les conversations de Stéphen avec ses amis se prolongent sans raison et n’ont pas grand’chose à démêler avec l’action. Et puis, le dirai-je ? il me semble que Stéphen et Anicée sont plutôt des anges que des créatures humaines. Une telle perfection a quelque chose de désespérant. Je consens volontiers à les admirer, mais je suis forcé d’avouer qu’ils ne peuvent m’intéresser longtemps, parce qu’ils n’appartiennent pas à notre nature. Les sentimens qui les animent, les