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d’opéra-comique, et ne réussira jamais à exciter dans l’esprit du lecteur une vive sympathie. Il faut laisser aux femmes le rôle qui leur appartient, la force n’est pas leur apanage, et toutes les fois qu’elles essaient de se l’attribuer, elles jouent gros jeu. L’auteur de Mont-Revêche, si habile et si ingénieux d’ailleurs, me parait avoir perdu de vue cette vérité si élémentaire ; son Eveline, qui au début rappelle Diana Vernon, perd bientôt tous les attributs de son sexe. À mesure que le récit se développe, elle cesse d’être femme, et ne réussit pas à se faire homme. À proprement parler, elle multiplie ses folies en pure perte ; un homme sensé ne se croira jamais obligé d’épouser une fille qui se compromet sans nécessité. Eveline, au lieu d’entrer par la fenêtre, pourrait très bien entrer par la porte : elle pourrait dire, à son père le choix qu’elle a fait, et son père ne manquerait pas de le ratifier. Au lieu de suivre la voie que lui trace la raison, elle épuise tous les moyens que le bon sens réprouve, et doit s’estimer trop heureuse de trouver dans l’homme qu’elle a préféré une âme assez délicate pour lui pardonner toutes ses folies. Plus je songe à cet incroyable personnage, plus j’ai peine à m’expliquer par quelle série d’idées l’auteur a été conduit à le créer. Je ne comprends pas qu’une imagination aussi riche, aussi féconde, ait conçu une femme telle qu’Eveline ; car enfin, parlons franchement, c’est tout à la fois moins qu’une femme et moins qu’un homme : invention incomplète et boiteuse, que le goût répudie et que le talent ne saurait sauver : inspiration malheureuse, qui blesse toutes les âmes délicates, et que la richesse du langage ne réussit pas à excuser. Si j’insiste si longtemps sur les vices poétiques de ce personnage, c’est que l’auteur a plusieurs fois essayé de nous le faire accepter sous des noms différens.

Pour être juste, j’ajouterai que le personnage de Benjamine est une création charmante : ingénuité, grâce, fraîcheur, tout se trouve réuni dans cette adorable fille, qui comprend toute la perversité de Nathalie, toute l’étourderie aventureuse d’Eveline, et qui n’a qu’un seul but, une seule préoccupation, le bonheur de son père. Voilà une femme, une vraie femme, une créature vraiment digne d’affection, à qui tous les hommes seraient heureux de donner leur nom. Je me demande comment l’auteur qui a conçu Benjamine a pu concevoir en même temps Eveline et Nathalie, et je me déclare incapable de résoudre la question. On me dira peut-être qu’Eveline et Nathalie sont là pour servir de repoussoir à Benjamine : cet argument ne saurait me désarmer. Quoi qu’on puisse dire en effet, le poète n’est jamais bien reçu à nous présenter des personnages que le bon sens répudie comme trop odieux ou trop extravagans. J’admets, et tout le monde admettra sans doute, qu’il se rencontre des filles dénaturées dont le seul bonheur