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tiennent un langage fataliste ; mais qui ne voit que ce sont là des justifications forcées que la conscience troublée inventé contre elle-même ? Etéocle attribue aux dieux, au destin, à la fatalité, la fureur qui le porte au meurtre de son frère : n’est-ce pas l’excuse, aujourd’hui comme alors, de toute passion acharnée au crime ? n’est-ce pas la conscience même du libre arbitre, qui se justifie précisément parce qu’elle s’accuse, la volonté qui, égarée mais non détruite, se nie, précisément parce qu’elle se sent et se condamne ? Ces négations sont donc les plus vives des affirmations. Souvent d’ailleurs il y a combat intérieur : il y a donc liberté. Clytemnestre veut tuer son mari ; aucun dieu ne l’y force : elle a ses passions, il est vrai, ou ses motifs, — le ressentiment du sacrifice de sa fille Iphigénie, l’amour d’Egiste ; mais elle y pourrait résister, car elle s’examine, elle raisonne, elle se sent libre ; elle devient criminelle moins par faiblesse de femme que par force de volonté. Dans Sophocle, il sera donné plus de place au jeu des facultés humaines, mais elles n’y seront point plus énergiquement actives. Ainsi tout le drame ancien, comme tout Homère, est un chant de liberté. Une certaine dose de vrai fatalisme ne s’y introduit que quand la passion, dans Euripide, semble remporter sur tout, quand le pathétique n’y est plus que dans la douleur, non dans la lutte contre la douleur : temps de décadence aussi, dans l’art comme dans la société.

C’est donc par une erreur complète qu’on rapporte à la fatalité non-seulement l’impression morale, mais encore la beauté et la grandeur esthétique des œuvres d’Eschyle, et qu’on en fait dériver tout son système dramatique, la simplicité de ses plans, les proportions gigantesques de ses personnages. Dans l’art comme dans la nature, le mouvement ne naît point de l’immobilité, ni la vie de la mort, ni la vérité dans les effets de la fausseté des croyances. Il sera bien plus vrai, selon nous, plus utile et plus philosophique de chercher la source du beau antique dans la part d’éternelle vérité qui fut communiquée aux anciens. Leur foi tenait à la foi du genre humain, dont le dogme implicite s’est éclairci peu à peu, mais toujours le même et universel. Le beau, alors comme aujourd’hui, ne fut que la splendeur de ces vérités. Qu’on parcoure l’une après l’autre toutes les scènes importantes dans toutes les pièces qui nous restent d’Eschyle : on y verra qu’au contraire l’effet tragique est produit par l’action réciproque de l’homme et de la Divinité, ou de l’homme contre l’homme ; hors de là, il n’y a point de drame possible, parce qu’il n’y aurait ni mouvement, ni incertitude, ni danger, ni espoir, dette passivité que l’on croit trouver dans Eschyle aurait éteint ses conceptions, prosterné ses personnages, aplati son style ; Eschyle ne serait pas, s’il était fataliste, car, encore une fois, la passivité est stérile, et cette idée même est intraduisible en poésie.