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les plus communs de la vie, même dans les conditions les plus humbles et les plus insignifiantes ? Qu’une faute en amene une foule d’autres, qu’il y ait des générations de malheurs, comme il y a et parce qu’il y a des générations de fautes, qu’une fausse démarche conduise a des labyrinthes d’impasses, qu’une imprudence ferme toutes les voies, qu’une fois sorti du sentier, on passe de roche en roche, d’un marais à un précipice, — n’est-ce point là la vie telle qu’elle existe de fait ? Mais cette fatalité en apparence aveugle et immorale ne l’est pas en réalité, ni chez les modernes, ni chez les anciens, parce que les uns et les autres ont considéré la vie comme un passage et une épreuve ; pour les uns comme pour les autres, la lumière d’un monde supérieur vient éclairer ces ténèbres. Sans doute la loi morale était encore très imparfaite chez les Grecs aussi bien que chez les Hébreux, et les héros des temps mythologiques étaient mauvais casuistes : mais avec les notions de vertu et de crime qu’ils pouvaient avoir, ils entrevoyaient toujours au bout de leurs peines la justice divine ; les criminels repentons pouvaient même par un effort, par une rupture à laquelle les dieux venaient, en aide, sortir du filet terrible et fatal. On avait institué pour cela des expiations : Oreste, Alcméon, Achille et tant d’autres allaient se faire purifier dans un temple, quelquefois chez un roi patriarche revêtu de ce pouvoir sacerdotal, et ils rentraient dans la liberté de leur conscience.

Bien plus, n’y avait-il pas expressément des dieux-messagers, ou anges, chargés de garder, d’avertir, d’inspirer les hommes ? Homère est plein d’exemples de ces messages : Hermès, Iris, Minerve, établissent une communication assidue entre la bonté suprême et la faiblesse ou l’égarement de l’humanité. Dans Eschyle, Apollon retire lui-même Oreste du milieu des Euménides. Les chœurs, on l’a souvent remarqué, sont comme une providence qui pressent, qui conseille, qui ramène sans cesse les personnages à la pensée des dieux et de la justice ; c’est comme une voix inspirée, impersonnelle, voix du ciel s’exprimant par le peuple, écho des temples, enseignement, prière. Où donc est cette fatalité aveugle qui pousse au crime et détruit la moralité des actes ? Quelques mots çà et là trop absolus, trop rudes, sur l’inflexibilité des décrets éternels, peuvent-ils effacer cet ensemble de tableaux qui présentent partout sur les premiers plans le dogme providentiel ? La construction même des théâtres n’était-elle pas un témoignage matériel sous l’œil des spectateurs, puisqu’une estrade particulière y était établie pour l’apparition des dieux, dont l’intervention dans les événemens humains était de règle dans ces premiers temps ? Aveugle donc, c’est-à-dire absolue dans l’ordre des créatures inférieures, la providence des anciens, comme la nôtre, loin d’étouffer notre âme sous des situations sans issue, dirige presque