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Il n’est pas possible, à première vue, que cette société si libre, vive et volontaire, se soit formée sous la doctrine d’un quiétisme et d’une résignation fataliste ; au contraire elle est tout entière, depuis son origine jusqu’à sa chute, une négation acharnée et tumultueuse d’un pareil dogme. Bien entendu que nous ne parlons pas ici de quelques abstractions de philosophes cherchant à formuler l’univers dans leurs écoles : nous parlons de la société dans son ensemble, exprimant ses idées par ses actions, ses mœurs, ses créations et ses destructions. Voyons la question sous ces deux aspects : y a-t-il dans le drame d’Eschyle en particulier ce qu’on appelle fatalité dans les faits ? y a-t-il fatalisme dans l’homme ?

Rien n’autorise ài croire que le Destin ait été compris dans l’antiquité comme une puissance inintelligente, agissant par une nécessité initiale, continue, éternelle. Chez les Grecs, le Destin (Μοϊρα), c’est la part faite à chaque chose, la distribution, l’ordre général ; chez les Latins (Fatum), c’est la chose dite, arrêtée, le Verbe qui gouverne ; ces mots impliquent l’intelligence, la volonté, l’activité, triade divine. « Aveugle et sourd » veut en ce cas dire absolu, « qui ne dévie devant aucun obstacle, ne tient compte d’aucune considération particulière. » Il n’y a rien là qui répugne à la Providence chrétienne. Le mot chrétien de providence est beaucoup meilleur sans doute, car il exprime le principe intelligent et la volonté qui en procède, tandis que les mots anciens n’exprimaient que la force du résultat ; mais cette Providence chrétienne n’en a pas moins sa portion de fatalité : elle a en elle-même des lois nécessaires qui dérivent de la nature divine, l’ordre physique qu’elle a établi est absolu, et, dans les événemens de la société, elle a enchaîné aux causes des effets presque toujours indépendans de la liberté humaine.

Il est vrai que certains faits, exposés avec des circonstances navrantes par les mythes antiques, inquiéteraient la raison sur les décrets de la Providence : ainsi OEdipe, qui ne connaît ni son père, ni sa mère, tue l’un dans une querelle, épouse l’autre, et un oracle l’avait prédit ; mais cette question de prescience se pose aussi dans le christianisme, et si le désespoir d’OEdipe exprime énergiquement les répugnances de la nature et les lois essentielles de la famille, son ignorance invincible sauve la moralité. Chez les païens comme chez les chrétiens, la solution est dans une autre vie. OEdipe, après avoir apaisé les Euménides, est enlevé par les dieux, et son tombeau devient une puissance qui protège le pays où son expiation s’est faite. Souvent encore, pour exprimer certaines situations inextricables qui se rencontrent dans la vie, conséquences d’une première erreur ou d’un premier malheur, les tragiques emploient l’image du filet : l’homme est pris dans un réseau d’obstacles et poussé où il ne veut pas aller ; mais qui ne reconnaît dans cette image frappante les phénomènes