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II

Ce qui, au premier aspect, distingue surtout Eschyle de ses successeurs, c’est que, chez ceux-ci, l’art s’enrichit en altérant la tradition. Non-seulement ils s’affranchissent de la trilogie, mais l’ossature historique se recouvre chez eux, pour ainsi dire, de chairs plus savamment modelées ; les mouvemens du drame, amenés de plus loin et avec une intention d’effet plus marquée, expriment si abondamment les phénomènes de la vie individuelle, que l’action plus générale de la nationalité et de la société n’y parait presque plus, les lignes en étant trop grandes pour admettre tant de détails. Cela tient en partie au progrès de l’art, cela tient aussi à l’esprit du temps et au génie particulier du poète. Ni l’abondance des idées dramatiques, ni le plein développement des situations, ni la variété des tons et des caractères, ne font faute à Eschyle ; il a la grâce et le gémissement aussi bien que la force et la terreur, et il nous semble que s’il l’avait voulu, si son époque l’avait demandé, il aurait pu s’étendre plus loin dans ce domaine, et le féconder aussi largement que Sophocle. Mais chaque moment de la durée d’une nation correspond à un point ou à un aspect particulier de la pensée que cette nation déroute ; le moment d’Eschyle touchait encore, par l’invasion des Perses, aux luttes produites par les invasions légendaires ; ce qu’on lui demandait, c’étaient, avant tout, ces grands souvenirs nationaux ; la sobriété des développemens individuels lui était ainsi imposée ; elle convenait d’ailleurs à la nature forte, sévère et patriotique de son génie. Il faut donc, si l’on veut pénétrer dans l’intimité de ce génie, se rappeler toujours que l’art, si noble et si riche qu’il soit, n’est pourtant chez lui qu’en seconde ligne : ce qui domine, ce qui se retrouvait partout dans la longue série des soixante-dix ou soixante-quinze légendes qu’il avait traitées, c’est l’unité historique. Partout une même base, partout une même conclusion. En nous efforçant d’éviter toute interprétation systématique, nous ne saurions parcourir l’ensemble des sujets d’Eschyle sans être frappé de cette unité de pensée qui éclate dans ses drames les plus divers. C’est véritablement une série historique nationale, comme celle de Shakspeare, mais avec une vue plus haute ; partout on y retrouve la signification politique du Prométhée sous des formes plus claires et des faits moins symbolisés, et partout s’y rajeunit, persistante et opiniâtre, cette même idée de la nationalité défendue ou propagée sur le sol de la Grèce, en même temps qu’une religion et une civilisation supérieure y sont librement acceptées connue par une transaction finale.

Prenons d’abord, en suivant la chronologie, les Suppliantes, la seule pièce qui nous reste de la trilogie égyptienne : c’est la continuation