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envoie à Prométhée Hermès, l’interprète, le Toth égyptien, image et patron de la classe sacerdotale Celui-ci vient le sommer d’expliquer ses énigmes séditieuses, et il parle avec l’insolence d’un serviteur qui ne suppose pas qu’on ose résister à son maître. « Or ça, l’habile homme, toi si amer et si haineux, toi qui ne crains pas d’offenser les dieux pour relever les hommes éphémères, et qui as dérobé le feu, mon père t’ordonne de dire ce que c’est que ce mariage dont tu fais tant de bruit et qui doit le faire tomber du pouvoir ? Explique-toi sans énigme sur tous les points ; ne m’oblige pas, Prométhée, à y revenir deux fois : tu sais que Jupiter n’est pas doux pour ceux qui agissent ainsi. » Prométhée, qui n’est plus cette fois en présence du souverain maître, mais d’un égal, change alors de ton ; l’ironie et le dédain remplacent l’orgueil rebelle. « Ce discours, répondit-il, est noble, et digne, et plein de sens, comme il convient à un valet des dieux. Vous êtes de nouveau-venus dans le gouvernement, et vous croyez, comme de raison, habiter vos palais sans encombre. N’en ai-je pas, moi, déjà vu tomber deux maîtres ? Eh bien ! j’en verrai tomber un troisième, celui d’aujourd’hui, honteusement et vite. Ne trouves-tu pas que j’ai bien l’air de craindre et de vénérer les nouveaux dieux ? Il s’en faut de beaucoup, il s’en faut de tout. Maintenant, reprends le chemin par où tu es venu, car tu ne me persuaderas rien de ce que tu viens me débiter. »

C’est ainsi que commence cette dernière et incomparable scène, dont les dialogues les plus serrés et les plus hautains de notre Corneille peuvent seuls donner une idée, mais sans égaler cet éclat de langage qui n’appartient qu’à Eschyle, et qui drape si dignement les proportions gigantesques du sujet. « Ce sont de semblables audaces, lui dit Hermès, qui t’ont déjà fait aborder à ce port, de misère où te voilà. — Je ne voudrais pas, répond Prométhée, sache-le bien, échanger ma misère pour ta domesticité. Je trouve meilleur d’être l’esclave de ce roc que d’être le messager de ton père Jupiter. Voilà ce que méritent tes outrages. » Hermès, ému ou effrayé lui-même, cherche enfin à l’adoucir et lui décrit les nouveaux supplices auxquels il s’expose, le gouffre qui le tiendra enseveli pendant des années, le vautour qui viendra ronger ses chairs. Les Océanides se joignent à lui et recommandent de nouveau la résignation et la prudence ; mais Prométhée : « Je savais d’avance ces nouvelles qu’il vient de me déclamer ; mais il n’y a rien que de naturel, quand on est ennemi, à souffrir de la main de son ennemi. Tombent donc sur moi les dards tordus de la foudre ! que le tonnerre et les vents sauvages déchirent l’air ! qu’un souffle arrache de sa base la terre avec ses racines, et confonde en tournoyant les flots de la mer avec les célestes sentiers des astres ! qu’il précipite dans les noires profondeurs du Tartare mon corps, emporté par les irrésistibles tourbillons du destin !