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l’insolence des barbares… Que l’Italie voie enfin après si longtemps apparaître son rédempteur ! et je ne puis dire avec quel amour il serait reçu dans toutes ces provinces qui ont souffert de ces déluges d’étrangers ! »

Ce sentiment si énergique, pris dans les entrailles populaires, Eschyle lui donne un corps et l’introduit sur la scène. Cette figure étrange de la nymphe le transformée en génisse, c’est l’avenir même qui passe sous les yeux de Prométhée. D’elle doit naître Hercule, le sauveur et le médiateur. Ne dirait-on pas que ce fantôme nous rejette bien loin en dehors de l’interprétation historique, et que pour le coup l’imagination va prendre toute la place ? Il s’en faut de beaucoup ; l’image d’Io nous ramène au contraire au sein des événemens de cette grande époque.

Io, avons-nous déjà dit, figure le peuple japétique des Iones ; son nom est le même que celui d’Ion, héros éponyme de la race. Eschyle établit lui-même ce rapport en disant qu’elle donnera son nom au golfe ionique. C’est donc ce peuple même, pour qui Prométhée souffre, qu’il fait arriver aux pieds de Prométhée, lequel à cette vue reçoit l’esprit prophétique et raconte les épreuves que les Iones doivent encore subir avant leur délivrance. En dehors de cette signification, le mythe serait puéril et absurde, et ne concorderait pas avec ses propres suites ; mais avec cette signification, tout ce qui a paru bizarre ou inexplicable aux interprètes s’éclaircit et se classe dans l’ensemble des événemens mythiques et même historiques. Io est transformée en génisse. On a voulu croire qu’elle ne paraissait pas en scène sous cette forme : et pourquoi pas, si les contemporains voyaient dans la génisse le symbole de la terre ou du peuple qui l’habitait, comme nous l’avons déjà remarqué ? D’ailleurs les Grecs admettaient ces images symboliques, si communes dans leurs représentations religieuses et si multipliées par la peinture et la statuaire ; pourquoi ne les auraient-ils pas admises au théâtre, où Eschyle met bien les Euménides avec leurs serpens, où Aristophane choisit pour personnages des oiseaux, des guêpes et des grenouilles ? Quoi qu’il en soit, le fait est peu contestable. Io gémit de la perte de sa beauté ; elle parle des cornes qu’elle porte au front. Ailleurs elle mugit de douleur ; Argus l’a suivie à la trace de ses pas sur le sable ; elle est piquée par un taon ; en voilà bien assez. La crudité même de ce symbolisme détourne la pensée de l’idée d’un personnage réel et la force à reconnaître sous la figure un être collectif. Dès lors aussi il n’y a plus à s’étonner de ce long voyage d’Io, suivant toute la longueur de la péninsule, tournant jusqu’en Scythie, passant le Bosphore, traversant toute l’Asie antérieure, la Syrie, l’Arabie, pour arriver aux bouches du Nil. C’est tout simplement la migration d’une tribu qui s’en va, comme les Hébreux, prendre part à la grande