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de conquête en l’honneur de Jupiter, les Titans y sont partout maltraités ; mais Prométhée surtout y est vilipendé, et ses stratagèmes autant ridiculisés que dans Aristophane. Le côté ridicule qu’Eschyle n’a fait que toucher en passant pour satisfaire à la tradition, et qu’il se hâte de recouvrir de l’appareil d’un immense sacrifice, est seul en relief dans Hésiode, et le supplice n’est mentionné qu’en passant. Voyez en effet cette petite comédie introduite en épisode dans la grande guerre des Titans. Nous avons déjà vu dans Eschyle que Jupiter, vainqueur de Kronos, partagea le gouvernement et les terres entre ses partisans, et ne tint aucun compte des gens du pays. Hésiode raconte que Prométhée avait voulu tromper le maître des dieux à cette occasion. Un bœuf dépecé était à partager entre eux : on sait que dans toute l’antiquité mythique le bœuf figure la terre. Il y avait donc une négociation pour le partage de ce bœuf. Prométhée, voulant tromper Jupiter, « mit d’un côté la bonne viande grasse enveloppée dans la peau, et de l’autre rien que les os, recouverts, avec une astucieuse dextérité, d’une blanche couche de graisse. » N’est-ce pas à dire qu’il aurait voulu circonscrire le vainqueur dans quelque contrée rocheuse et stérile, et garder pour lui et les siens les bonnes terres de la plaine ? « Alors, dit Hésiode, le père des dieux et des hommes lui adressa cette piquante parole : Fils de Japet, illustre prince, ô mon ami, que tu as mal fait les parts ! Et comme l’adroit Prométhée, souriant en lui-même de sa ruse qu’il croyait réussie, invitait le glorieux Jupiter à choisir, celui-ci, indigné à la fin, enleva les couvertures trompeuses, vit les os blancs, et dit à Prométhée : Fils de Japet, le plus sage des sages, ô mon ami, tu n’as pas encore oublié les ruses de ton métier ! » La conséquence de ceci fut que Jupiter irrité songea à exterminer toute cette race et à la remplacer par une autre. Ce symbolisme burlesque n’est-il pas bien comparable à la scène fantastique d’Aristophane, où Prométhée, méditant quelque nouveau tour contre Jupiter, s’en va au rendez-vous des conspirateurs sous un parasol, pour n’être point vu du ciel ?

Revenons à Eschyle. Prométhée attend un rédempteur : voilà le secret de sa force. Du haut de son supplice, il menace son vainqueur et lui fait ses conditions. Il sait que Jupiter périra et comment il périra, et il le laissera périr, à moins qu’il ne transige, à moins qu’il ne se réconcilie avec lui Prométhée. « Il aura besoin de moi, dit-il, ce maître des dieux, tout brisé que je sois sous ces lourdes chaînes. Ni les mielleux accens de la persuasion ne me séduiront, ni les rudes menaces ne m’ébranleront, à moins qu’auparavant il ne me délivre de ces liens horribles et ne répare cet outrage… Il est violent, il fait la justice selon son intérêt ; mais néanmoins il s’adoucira quand il se verra brisé à son tour, et, couchant par terre son intraitable orgueil,