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intellectuelle : c’est la disproportion entre les ressources naturelles de l’imagination et ses exaltations factices, ses ardeurs déchaînées, qui à leur tour créent dans la vie de l’esprit un autre genre de déficit. La littérature contemporaine, elle aussi, elle surtout, a eu ce besoin d’aller en avant sans compter, sans rien calculer, sans s’assujettir aux prévoyances salutaires. Il s’ensuit qu’après avoir épuisé les sources du naturel et du vrai, elle en est, venue à rechercher tous les sentimens extrêmes, les existences douteuses, tout ce qui n’a de nom dans aucune langue ; elle fait vivre des mondes étranges, elle poétise des vulgarités en les relevant par une saveur particulière. Ce n’est point que l’art soit absolument seul coupable : l’art souvent n’est que le complice de certaines faiblesses répandues dans une société ; l’imagination littéraire vient charmer et irriter ces faiblesses.

Comment la Dame aux Camélias, sous la double forme du roman et du drame, a-t-elle trouvé un si subit accueil ? Comment s’explique encore le succès du drame de Diane de Lys, que le même auteur, M. Alexandre Dumas fils, vient de donner au Gymnase, en le composant de deux autres de ses romans, dont l’un est la Dame aux Perles ! C’est qu’en vérité il est bien des personnes, bien des femmes principalement, qui ne sont point fâchées de voir ce que c’est qu’une courtisane, ou, comme dans Diane de Lys, de voir une femme environnée de tous les prestiges du rang, de la naissance et de la fortune, tout briser, tout secouer, pour se jeter aveuglément dans les luttes furieuses de la passion. Il y a assurément du talent d’un genre spécial dans la Dame aux Camélias, il y en a encore dans Diane de Lys, il y en a infiniment moins dans le roman de la Dame aux Perles ; mais ce qui est le plus frappant, ce n’est pas le talent, c’est le monde même que peint l’auteur, et sous ce rapport les romans de M. Alexandre. Dumas fils pourraient être un des élémens d’une étude curieuse sur notre temps. Il s’est formé de nos jours, en effet, un monde nouveau, étrange, dont il est presque impossible de tracer les limites. Ce n’est point le monde de la débauche grossière, — on y affecte des raffinemens singuliers et toutes les recherches de la vie élégante. Encore moins est-ce un monde où règne la distinction, — le luxe même y a une odeur particulière. C’est un mélange de tout cela, un composé de corruption et d’élégance apparente, de vice et d’éclat extérieur. C’est un milieu où s’agitent et se mêlent toutes les existences problématiques ou déclassées. Il y a des artistes souvent. Là ce qu’on nomme la passion humaine consiste à se mettre ensemble. Il y a des relations innomées, de même qu’il y a un langage spécial ressemblant à un argot. C’est ce monde que M. Dumas fils peint sans s’en douter peut-être. Les duchesses de ses romans sont des duchesses qui reçoivent entre une heure et cinq heures du matin les hommes qu’elles voient pour la première fois. Si ces duchesses avaient vécu véritablement d’une vie sociale supérieure, si elles étaient autre chose encore, que des dames aux camélias, leur plus cruel châtiment serait de tomber dans ce monde ; si elles avaient eu le malheur, par un caprice insensé de la passion, de s’y laisser entraîner, comme elles sentiraient un jour leur fierté première humiliée au milieu de cette atmosphère où rien n’ennoblit les luttes du cœur ! Et ce serait là la vraie, la saisissante tragédie propre à ce genre de peintures.

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