Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/950

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laquais être écorché (Moore, fils d’un valet de pied) et le garçon de cabaret fouetté (Prior, fils d’un maître de taverne), mais Bob et Harry pendus ! »

Enfin, de quelque manière que l’on juge leur conduite, difficilement Bob et Harry pouvaient se croire irréprochables et attendre l’épreuve d’une enquête en parfaite sécurité de conscience. C’était payer un peu cher les santés que, dans un autre temps, la marquise de Croissy, ayant à souper Prior auprès d’elle, portait gaiement « à Harry et à Robin ! au sorcier et à son démon familier ! » Dans ce commun péril, la conduite des deux anciens ministres ne fut pas la même. Oxford témoigna une grande indifférence, nulle affectation dans sa manière de vivre. Il allait à la campagne, il revenait à la ville, sans paraître ni rien fuir ni rien braver, attentif seulement à rappeler ce qu’il avait fait pour la succession protestante. Bolingbroke manifesta d’abord beaucoup d’assurance. Il semblait au-dessus de la crainte comme des regrets. Il disait que pour lui l’adversité n’était pas le malheur. Il se montrait partout. Son langage au parlement avait été vif et hardi ; il semblait défier l’accusation. À ceux qui s’alarmaient, il disait que tant qu’elle n’était pas votée, tant qu’il n’y avait pas d’impeachment décrété, sa liberté ne courait aucun risque. Tout à coup il apprend que Prior, débarqué à Douvres, a promis de tout révéler, et il se décide à fuir. C’est du moins le jour où cet ancien confident, après avoir été reçu par le roi, dîna chez lord Townshend avec Stanhope et ses amis, que Bolingbroke quitta Londres secrètement. Le vendredi 25 mars, il s’était montré au spectacle à Drury-Lane ; il avait, comme cela se pratiquait, demandé une autre pièce pour le lendemain, et souscrit pour un opéra nouveau dont on annonçait la représentation : le soir même, sous le déguisement d’un domestique de Lavigne, courrier du cabinet français, il gagna Douvres, où le mauvais temps le retint toute une journée. Enfin, après avoir excité plus d’un soupçon, malgré sa perruque noire, sa redingote boutonnée jusqu’au menton et les portemanteaux dont il chargeait ses épaules, il s’embarqua le dimanche 27, et atteignit Calais à six heures du soir. Le gouverneur de la ville le vint trouver sur-le-champ et l’emmena chez lui. Le même jour, il courut à Londres une lettre de lui que les journaux répétèrent, et dans laquelle il écrivait à lord Lansdowne qu’il avait décidé son prompt départ sur l’avis de personnes initiées au secret des affaires, qu’il y avait dessein formé de le poursuivre jusqu’à l’échafaud. S’il eût pu attendre un loyal examen des deux chambres, qui l’avaient préjudiciellement condamné sans l’entendre, il n’aurait reculé devant aucune épreuve, car il pouvait défier ses plus cruels ennemis de produire contre lui le moindre indice de correspondance criminelle. Il n’était coupable que d’avoir servi trop fidèlement sa royale maîtresse ;