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cependant à un dîner très guindé ; de part et d’autre, on se piqua de politesse, mais enfin on s’anima (il le fallait bien, on resta jusqu’à minuit à table), et alors on se tint amicalement un langage de parti. Addison présenta ses objections contre la paix, et Bolingbroke y répondit avec complaisance : puis le fidèle whig proposa la santé de lord Somers, et l’adhésion fat unanime. Swift le pria seulement de ne pas prononcer le nom de lord Wharton, parce qu’il ne pourrait le suivre jusque-là. C’était, comme on sait, l’objet de son aversion particulière : il avait, dans l’Examiner, comparé Wharton en Irlande à Verrès en Sicile. Il dit même tout nettement à Bolingbroke qu’Addison n’aimait pas lord Wharton plus que lui. Il y eut encore probablement un autre sujet d’entretien qui, après la paix, devait occuper l’esprit d’une compagnie aussi lettrée. On annonçait pour le vendredi suivant la représentation à Drury-Lane de la tragédie de Caton, qui était fort attendue, et Swift, à qui autrefois Addison en avait montré des fragmens, alla trois jours après entendre une répétition, de compagnie avec l’évêque de Clogher, celui-ci caché dans la galerie, tandis que le docteur se tint sur le théâtre, non loin de la célèbre Oldfïeld, qui jouait la fille de Caton. La tragédie réussit de manière éclatante. Elle était dans un genre nouveau, tout entière consacrée à peindre l’amour de la pairie et de la liberté. Les whigs voulurent tirer de là un succès politique. On fait quelquefois une épigramme du nom d’une vertu, et le mot de patriotisme peut, selon les temps, devenir une leçon ou un reproche, Pope, qui n’était pourtant pas de l’opposition, présenta dans le prologue la nouvelle tragédie comme seule digne, par les sentimens qu’elle exprimait, d’être entendue par des Anglais, et Steele, dans le Guardian, en parla comme d’une grande leçon de vertu publique. Lord Wharton lui-même, qui ne brillait point par l’austérité des mœurs, applaudit bruyamment aux plus beaux traits de morale dont la pièce est remplie, et sir Gilbert Leathcote, gouverneur de la banque d’Angleterre, était venu à la tête de ses commis, les politiques les plus résolus des tavernes de la Cité, pour assurer à la force des mains la gloire du poète de leur opinion. Tant d’effort n’était pas nécessaire ; l’Examiner, comme le Guardian, constata un grand succès. Personne n’eut la gaucherie de protester. Les tories applaudirent sans hésiter, et Bolingbroke, donnant l’exemple, battait des mains au milieu des amis qu’il avait amenés avec lui. Toutefois, pour tempérer un peu l’enthousiasme politique de l’assemblée, il fit venir dans un entracte Booth, qui s’était distingué dans le rôle de Caton, et il lui donna publiquement une bourse de cinquante guinées, pour s’être montré si bon défenseur de la cause de la liberté contre un dictateur perpétuel. Tout le monde alors se rappela que Marlborough avait osé briguer le commandement général à