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religieux comme au point de vue politique, — et à vrai dire les deux se confondent ici, — il y a entre la Russie et l’Europe un antagonisme permanent dont l’Orient est le champ de bataille.

Telles sont quelques-unes des lumières utiles contenues dans le livre de M. César Famin, qui montre la question d’Orient sous son double aspect en racontant la singulière et confuse histoire des lieux saints et l’histoire diplomatique des diverses puissances de l’Europe dans leurs rapports avec l’empire ottoman. Cette histoire diplomatique, elle se résume, presque dans un fait, l’agrandissement de la Russie en Orient. Il fut cependant un temps où le nom de la France était environné d’un souverain prestige, dans ces contrées. C’est à l’abri de son pavillon que les vaisseaux de la plupart des nations européennes se hasardaient dans les mers du Levant, et l’influence de la France était d’autant plus grande qu’elle était désintéressée ; les pèlerins comme les marchands trouvaient en elle un appui ; une sorte de protectorat universel lui était décerné. Aujourd’hui encore, par un reste de ces traditions anciennes, la religion chrétienne n’a point cessé d’être aux yeux des musulmans la religion des Francs, comme pour prouver à quel point le nom de notre pays est demeuré le symbole de la civilisation. Ainsi que nous le disions, l’ascendant de la France n’avait rien d’exclusif, c’était l’expression la plus élevée de l’influence occidentale couvrant de son abri la religion, le commerce de toutes les nations. Comment cette influence a-t-elle cessé de s’exercer ? C’est là l’œuvre des règnes corrompus du XVIIIe siècle et des révolutions qui sont survenues. C’est sous Louis XV d’abord que la politique française en Orient a commencé de décliner. Pendant la révolution, bien qu’on eût la fantaisie de protéger encore les chrétiens de la Terre-Sainte, quelle autorité pouvaient avoir pour défendre un intérêt religieux ceux qui abolissaient Dieu ? Puis, avec des gouvernemens meilleurs sont venues les rivalités nationales déguisées sous les dissidences religieuses, les luttes de prépondérance politique, les jalousies puériles souvent. Les diversions intérieures ont absorbé ou détourné l’attention, et au bout de cette carrière de bouleversemens et d’antagonismes stériles, lorsque la force des choses est venue poser cette redoutable question d’Orient, il s’est trouvé que l’Europe était divisée et affaiblie, tandis que la Russie grandissait et marchait droit à son but. Telle est encore la situation où nous sommes. Ce qu’on peut demander aujourd’hui, ce n’est point sans doute que l’Europe se jette dans quelque lutte hasardeuse pour tenter de refaire en Orient un ensemble de choses et d’influences qui n’est plus ; elle a un but plus simple et plus immédiat à se proposer : en travaillant à sauvegarder la paix comme elle le fait, elle a désormais à prévoir les questions inévitables, à s’efforcer de prévenir les catastrophes, à chercher dans son passé, dans son histoire, dans toutes les causes qui ont amené la situation actuelle, les moyens de maintenir sans faiblesse cet intérêt supérieur qui n’est celui d’aucun pays en particulier, mais qui est ce qu’on peut appeler un intérêt européen, celui de l’Angleterre comme celui de la France, celui de la Prusse, comme, celui de l’Autriche et du reste de l’Occident. C’est là le fruit qu’on peut retirer d’une histoire de l’Orient et de ses crises contemporaines.

Les différends suscités entre la Russie et la Turquie, et qui sont devenus si promptement, si légitimement l’affaire de l’Europe, sont donc l’événement