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dans cette affaire, leur coopération au projet de Vienne garantissait d’avance évidemment qu’il ne serait proposé à l’empereur Nicolas rien que de très acceptable pour lui, et d’un autre côté la France et l’Angleterre étaient assez engagées en faveur de la Turquie pour que le divan dût se rendre aux conséquences de leur intervention pacificatrice. Quant à l’arrangement en lui-même, dont la diplomatie n’a point révélé le secret, les circonstances disent ce qu’il peut être : il ne peut avoir pour but que de concilier quelque déclaration nouvelle en faveur de l’indépendance de l’empire ottoman avec une certaine satisfaction donnée, aux prétentions récemment émises par la Russie. Il y a seulement une différence, c’est qu’une déclaration de plus ou de moins sur l’intégrité de la Turquie ne résout malheureusement rien en présence de la force invincible des choses, tandis que le résultat le plus clair, le plus réel, le plus effectif de cette crise, c’est la satisfaction nouvelle que recevra la Russie, même sous une forme et dans une mesure moins décisives que ce qui était d’abord dans ses prétentions.

Cela ne veut point dire que la conférence de Vienne n’ait pas répondu au vœu public en facilitant une transaction, en travaillant au maintien de la paix ; cela veut dire qu’il n’y a plus à se méprendre, et qu’il est encore moins possible, de s’endormir sur un aussi laborieux et aussi fragile succès. Ce serait sans doute la plus étrange illusion de croire que le prestige du droit, que l’alliance de la France et de l’Angleterre, que l’accord plus unanime des puissances de l’Occident dans un intérêt européen, que rien de tout cela ait eu pour effet de modifier en quoi que ce soit la politique russe. Obtenir, en fin de compte, ce qui était à peu près offert dès les premiers jours, c’est peu de chose pour le tsar, dira-t-on ; — oui, sans doute, mais ce peu de chose est l’attestation nouvelle de sa politique en ce qui regarde l’Orient. Il y a un autre résultat encore, c’est que pendant cinq mois la Russie a tenu les gouvernemens et les peuples en suspens ; pendant cinq mois, elle a troublé tous les intérêts de ses ultimatums et de ses appareils militaires, elle s’est fait une arme de tous les fanatismes religieux et de tous les instincts d’ambition nationale habilement surexcités ; elle a attaché un prix singulière prouver que nul appui ne pouvait soustraire la Turquie aux démonstrations de sa puissance, et au milieu de cette crise créée par elle, entretenue et prolongée par elle pendant cinq mois, elle a été en quelque sorte l’arbitre de la paix publique sur le continent : c’était assez pour une fois, et quoi qu’on en dise, c’est déjà trop pour l’Occident. Maintenant l’Europe aura donc la paix, — c’est à quoi elle aspire, parce que la paix est un bien universel, parce qu’elle est dans l’intérêt de la civilisation et de la tranquillité intérieure de tous les pays, parce que sans elle cet immense travail de commerce et d’industrie qui se poursuit partout deviendrait une occasion d’effrayantes catastrophes, parce que c’est une nécessité pour l’Angleterre d’avoir ses approvisionnemens libres dans la Mer-Noire ; mais cela même suffit pour jeter une lumière de plus sur la nature du spectacle qui vient de s’offrir au monde, pour montrer ce qu’il y a de profondément distinct entre l’intérêt européen et la politique russe, — l’Europe prenant la paix pour but, pour objet de ses constans efforts, faisant même des sacrifices pour y arriver, — la Russie marchant droit aux conséquences extrêmes d’une politique traditionnelle d’agrandissement. La moralité