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En vérité non, car, à travers ses larmes de joie, elle relit la petite Bible jadis donnée à Carleton, et que celui-ci vient de lui rendre pour lui prouver que ce talisman ne l’a jamais quitté. « Je ne la reprendrai, lui dit-il, qu’avec celle de qui je la tiens. » Et Fleda, surprise sans doute, émue, tremblante, mais nullement éblouie, nullement confuse, pour toute réponse laisse retomber le saint livre dans la main de son fiancé.

La rapide popularité, le prompt succès des romans de mistress Wetherell ne sont pas dus à des qualités purement littéraires. C’est par le fond même de sa pensée, non par la forme dont elle la revêt, qu’elle se montre supérieure. Pour ne la comparer qu’à ses contemporaines écrivant dans le même idiome, nous ne lui reconnaissons qu’à un degré secondaire la vigueur toute virile de Currer Bell, le profond coup d’œil de miss Austen, la grâce de lady Fullerton, l’amertume plaintive de mistress Gaskell, l’élégance aristocratique de mistress Norton. Mistress Beccher Stowe est bien autrement communicative, bien autrement apostolique, et réchauffe ses pages d’une passion bien autrement enfiévrante, pour nous servir du néologisme de Beaumarchais. Cependant la quakeresse américaine se distingue par une qualité dominante, la vérité, qui sert d’excuse à l’extrême d’illusion de son pinceau et de passeport à la longueur de ses homélies dialoguées. Ses livres sont des trésors d’observations qu’on peut quelquefois accuser de vulgarité, mais dont l’exactitude est incontestable. La société américaine y est daguerréotypée à tous ses degrés, société curieuse à étudier ainsi, dans le menu détail de l’existence individuelle, et qu’on y voit dominée par deux influences souveraines, l’argent et la bible ; l’argent, mobile premier de toute activité mondaine ; la Bible, règle première des lois que la conscience impose à la volonté. Si l’une de ces influences ne balançait pas l’autre, on se demande vraiment ce qui arriverait de ce peuple si remuant, si confiant en lui-même, si impatient de tout frein et de tout obstacle, si accessible aux impressions du fanatisme religieux. La Bible seule le conduirait peut-être aux extravagances des sectaires les plus insensés et à leurs hostilités irréconciliables ; le money-making seul, à l’abrutissement sensuel où tombent les peuples riches à qui manque tout ressort moral. Les deux influences se modèrent l’une par l’autre, et de l’équilibre qui s’établit ainsi résulte ce vaste élan, cette ardeur sans pareille, cette force d’action qui transforme le Nouveau-Monde en attendant qu’elle réagisse sur l’ancien.


E.-D. FORGUES.