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« — Allons, petite folle, dit son oncle, qui riait maintenant et de son inquiétude, et des plaisanteries qu’elle employait à la déguiser… arrangez-vous comme vous voudrez… Que votre nouvelle acquisition ne se trouve pas trop souvent en travers de ma route, et je vous promets de ne pas gêner la sienne… Mais prenez gardé que cette arme ne me parte pas brusquement au nez comme elle vient de le faire… Je ne suis pas homme à le supporter. »

« Ainsi apaisé, M. Rossitur reprit sa lecture. Fleda laissa la sienne interrompue pour aller retrouver Barby. »


Ce sont là, si l’on veut, des scènes bien humblement vraies, mais elles le sont, et la vérité, quand elle porte avec elle sa garantie, se recommande toujours à l’attention. Ce personnage de Rossitur est pris sur nature. On le retrouve dans une autre scène éminemment américaine. Son fils Charlton, profitant, d’un congé de quelques semaines, est venu chasser à Queechy. Il ne connaît que très superficiellement la position gênée de ses parens. Il ne se doute pas qu’en ce moment-là même ils sont talonnés de près par la misère. Avec la légèreté de son âge et l’insouciance de sa profession, il s’étonne, il s’indigne presque de voir Fleda raccommoder elle-même ses souliers endommagés, ou d’apprendre qu’elle se lève tous les matins à l’aurore pour récolter et envoyer vendre les fruits, les fleurs, et les légumes du petit jardin qu’elle a elle-même planté et ensemencé. Tout cela lui semble incompréhensible et choquant. Il ne peut s’habituer à l’absence du journal, et ne s’explique pas qu’on n’y soit pas abonné. L’humeur le gagne peu à peu, et, malgré les instances de Fleda, qui le supplie de ne pas sonder imprudemment ce qu’elle appelle « les secrets de la famille, » Charlton, un beau matin, à l’issue du déjeuner, entame la fatale question, à propos d’une scierie dont Fleda vient de parler.


« — Cette petite usine, dit Charlton, rend-elle ce qu’elle coûte de travail ? Cette fois il s’adressait directement à son père.

« — Qu’entendez-vous par là ? On ne la fait pas fonctionner pour le seul plaisir des yeux, répondit M. Rossitur aussi sèchement, pour le moins, qu’il avait été questionné.

« — Je demande, seulement si les profits compensent le temps que ce moulin fait perdre à mon frère Hugh.

« — Si votre frère juge qu’il n’en est pas ainsi, rien ne le force à continuer.

« — Je ne perds pas mon temps au moulin, dit Hugh avec empressement… Je ne sais comment je l’emploierais sans cela.

« — Et sans le moulin, ajouta mistress Rossitur, je ne sais trop ce qui arriverait de nous.

« Ceci donnait à Charlton la désastreuse occasion qu’il attendait.

« — Est-ce que vous avez été désappointé dans vos espérances de fermage, mon père ? demanda-t-il.

« — Et les espérances de votre compagnie, où en sont-elles ? repartit M. Rossitur. »