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M. Rossitur à venir passer la soirée chez elle. Lucy ne manquera pas de s’y trouver, et on pourra la pressentir. Fleda déclinerait volontiers cette invitation aussi peu attrayante qu’inattendue ; mais la nécessité la presse, et nous assistons à une scène passablement étrangère à nos mœurs, qui n’admettent guère qu’on aille prendre le thé avec la personne dont on se propose de faire sa domestique. On prend soin de placer Fleda tout auprès de Lucy Finn, cette cuisinière en perspective dont il s’agit de fixer l’humeur capricieuse et d’apprivoiser la volonté fantasque ; mais un certain embarras, très naturel à notre sens, arrête sur les lèvres de miss Ringgan les ouvertures qu’elle devait faire. Lucy, de son côté, garde le plus complet silence. Une causerie générale s’établit, aussi intéressante qu’on peut la supposer dans des circonstances pareilles ; bientôt elle prend un tour plus direct, plus personnel :


« — Votre oncle se déplaît-il au fermage ? demanda une des personnes présentes.

« Fleda éluda cette question délicate en disant que c’était pour M. Rossitur une besogne toute nouvelle.

« — Eh ! que faisait-il donc ? à quoi s’occupait-il jusqu’à cette heure ? reprit la questionneuse.

« Fleda expliqua qu’il n’exerçait aucune profession déterminée, et, après le temps nécessaire pour qu’une notion pareille eût pénétré dans les intelligences dont elle était entourée, elle tressaillit à la voix de Lucy s’élevant tout à coup près d’elle.

« — Il est un peu curieux, n’est-ce pas vrai ? qu’un homme ait vécu jusqu’à l’âge de quarante, ou cinquante ans sans rien connaître à la terre qui lui fournit son pain de chaque jour !

« — Eh ! qui vous fait penser que M. Rossitur en soit là ? demanda miss Thornton, non sans quelque vivacité.

« — Lucy ne parlait de personne en particulier, objecta la tante Syra.

« — Je parlais… je parlais de l’homme,… j’en parlais d’une manière abstraite, reprit la voisine de Fleda.

« — Abstraite ?… Qu’est-ce qu’abstraite ? demanda miss Anastasia (la maîtresse du logis), — et cette question exprimait assez de dédain.

« -Où allez-vous chercher ces mots difficiles, Lucy ? reprit mistress Douglass.

« -Je ne sais, madame… Ils me viennent tout seuls… par habitude, à ce que je pense… Je ne cherchais vraiment pas à être obscure.

« — Un mot ou un autre, quand on y est habitué, cela revient bien au même, n’est-il pas vrai ? dit la première interlocutrice.

« — Encore une fois, que veut dire abstraite ? demanda miss Anastasia.

« — Si vous tenez à le savoir, prenez un dictionnaire, lui répondit sa sœur.

« — Je ne tiens pas à le savoir… je tiens à vous le faire dire.

« — Où prenez-vous le temps d’apprendre ces choses, ma chère Lucy ? recommença