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mainte femme faite et parfaite ; Carleton, de son côté, qui se trompe peut-être sur la nature du sentiment auquel il a déjà obéi, admire chez la jeune Américaine une droiture de cœur, une fermeté de caractère qui s’allient en elle à la sensibilité la plus exquise. Au surplus, ils sont l’un pour l’autre un sujet d’étonnement. Carleton ne s’explique pas le rapide développement moral que Fleda doit à la lecture assidue de la Bible. Fleda ne peut comprendre que, sans le secours de ce livre divin, Carleton soit aussi près de la perfection chrétienne, lui qui croit à peine en Jésus-Christ. Cette absence de principes religieux chez l’homme pour lequel, sans bien s’en rendre compte, elle éprouve un sentiment de préférence presque passionnée, la déconcerte, la trouble, la désespère quelquefois. Elle lui jette alors des regards empreints de la surprise douloureuse qu’un ange doit éprouver à la première vue de quelqu’une de nos terrestres défaillances. Parfois, piqué au jeu, le jeune homme essaie de porter le doute dans l’esprit ingénu de sa protégée ; mais elle est invincible sous l’armure qu’elle s’est donnée, et l’unique résultat de leurs controverses, un peu longuement racontées, il faut en convenir, est au contraire de faire réfléchir Guy Carleton sur l’emploi futile de sa vie, de son intelligence, de sa richesse.

De là finalement une résolution subite. Sans dire à personne, pas même à sa mère, le secret du parti qu’il va prendre, Carleton se décide à quitter Paris. Elfie elle-même, — Elfie est encore un diminutif d’Elfleda, — ignorera-t-elle l’influence qu’elle a exercée sur cet esprit jusque-là si entier, si dédaigneux, si porté au mépris des autres et de lui-même ? Il le faudrait peut-être par prudence ; mais où vîtes-vous prudence pareille chez un amoureux sans le savoir. Carleton va donc prendre congé de sa petite amie, de sa fée, comme il l’appelle en souriant. Elle peut à peine supporter ce coup inattendu. Cependant, lorsqu’elle entrevoit chez le préféré de son cœur la ferme résolution de se donner ici-bas une mission selon l’esprit de Dieu, elle se ranime, et le courage lui revient :


« - Monsieur Carleton…, lui dit-elle tout à coup, changeant de couleur.

« — Parlez, Elfie !

« Le sang abandonna de nouveau ses joues : — Monsieur Carleton, vous fâcherez-vous de quelque chose que je voudrais vous dire ?

« — Me connaissez-vous assez peu pour m’adresser une pareille question ? Lui demanda-t-il à son tour avec douceur. « — J’ai une demande à vous adresser… Et vous ne sauriez le trouver mauvais.

« — Qu’est-ce donc ? dit-il, cherchant à deviner le sujet de cette timide requête ; — mais n’importe. Je ferai ce que vous désirez.

« Les yeux de la jeune fille étincelèrent. Cependant elle éprouvait à poursuivre une certaine difficulté.