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vrai, des traits assez vulgaires ; il y règne toutefois une gaieté franche qui charme par son abandon. Il faut aussi faire une part aux chants de circonstance, aux chants politiques ; malheureusement ces derniers forment par leur ton violent un triste contraste avec les autres compositions patoises. On s’y adresse dans un vil langage à des passions brutales, à des ressentimens qu’on peut qualifier de féroces. En 1815, par exemple, les boulevarts de la cité nîmoise retentissaient, chaque soir, de chansons abominables qui étaient de véritables appels au meurtre, appels trop bien écoutés. À la même époque, l’empereur Napoléon fut en butte à de stupides invectives dans les chansons du jour, qui le comparaient au diable ou l’accusaient d’avoir voulu faire mourir toute la nation. En 1830, nouveau flux de chansons patoises dirigées alors contre les Bourbons détrônés ; on se borna même parfois à retourner purement et simplement contre eux les attaques dirigées en 1815 contre l’empereur. Le roi Louis-Philippe n’échappa pas non plus, en 1848, à ces grossières invectives qui n’épargnent aucun drapeau. Quoique la tendance à prodiguer ainsi l’injure aux pouvoirs renversés soit trop générale, les chants politiques se distinguent ici par un caractère de passion particulier aux populations méridionales de la France. Des chansons aussi irritantes devaient nuire aux anciens chants du pays et en dénaturer les allures traditionnelles. Dans les momens de crise, les modulations douces et régulières cédèrent la place à de véritables vociférations. Après la révolution de février, des fragmens politiques en langue française firent invasion parmi les ouvriers nîmois, et alors le soir, dans les rues, on hurlait plutôt qu’on ne chantait.

L’ancienne inspiration indigène éprouve encore, même aujourd’hui, quelque peine à retrouver son empire sur les habitudes publiques[1] ; elle convient cependant mieux qu’aucune autre aux mœurs d’un pays où le vice de l’ivrognerie, qui fait dégénérer les chants en clameurs, est à peu près inconnu. À Nîmes, le vin est à bas prix, et comme nul n’en est privé dans la vie ordinaire, il est fort rare qu’on mette son plaisir à en abuser. Un grand manufacturier du Languedoc, qui occupe environ 1,500 individus, nous disait qu’en quinze ans il n’avait pas vu plus de trois ou quatre exemples d’ivresse. Quand l’ivrognerie apparaît à l’état d’habitude, on peut être sûr que des ouvriers étrangers à ces régions sont venus suppléer, dans quelques

  1. Outre les chansons, le patois du bas Languedoc, bien que moins riche en littérature que celui du haut Languedoc, si heureusement ravivé de nos jours par le poète Jasmin, possède cependant une foule d’autres compositions, depuis la fable jusqu’à des fragmens de poèmes épiques. Peu à peu ces legs d’un autre temps s’effacent des souvenirs populaires ; il faut, pour les apprécier, avoir une connaissance parfaite de l’idiome local.